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qui possède ces deux faces distinctes, mais la réalité, c’est la substance même. Les phénoménistes disent : « Il n’existe que des faits et des événemens ; pas de corps, mais des mouvemens ; pas d’esprit, mais des pensées. » Pour avoir la vérité, il suffit de retourner la proposition, et dire : « Il n’existe que des substances, des choses et des personnes : les faits et les mouvemens ne sont que les personnes et les choses en tant qu’elles changent et qu’elles agissent. » Cette doctrine est donc une sorte de phénoménisme retourné ; c’est un phénoménisme substantialiste. De part et d’autre, on rejette un monde métaphysique, un monde de noumènes (la notion de Dieu mise part) ; la métaphysique n’a affaire qu’à la réalité perceptible ; seulement là où le phénoméniste ne voit que des sensations et des images, notre auteur voit des choses et des personnes, c’est-à-dire des existences et des réalités. Ne serait-ce pas au fond la même chose ?

L’auteur tient tellement à conserver à la substance son caractère concret et expérimental et à ne se séparer en rien du sens commun, qu’il n’hésite pas, contre la doctrine devenue classique de Leibniz, à admettre l’existence des substances collectives. Autrement, dit-il, il ne faudrait admettre que des substances simples, des atomes ou des monades ; mais alors, comme il le remarque, toute la doctrine précédente s’écroulerait : il ne pourrait plus être question de substances dans le sens expérimental ; aucun être tombant sous les sens ne serait une substance, les êtres simples étant inaccessibles à l’observation. L’auteur prévoit l’objection qui se tire du moi et de l’âme, et il y répond en réaliste décidé et peu craintif : « L’âme, il est vrai, dit-il, peut être observée directement par la conscience ; mais elle ne peut pas être isolée de corps. Le moi comprend l’âme et le corps. C’est postérieurement que la distinction se fait. Il faut donc bien admettre des substances collectives ou renoncer à tout ce qui précède. » C’est là, en effet, toucher avec sûreté et fermeté au point vif, et peut-être ajouterons-nous au point faible du système : car cette substance, composée d’autres substances, semble bien n’être telle que nominalement et provisoirement, puisqu’elle cesse de l’être lorsque ses parties s’éloignent ou se séparent. Spinoza n’aurait pas de peine à admettre de telles substances, qui ne sont, à vrai dire, que des accidens ; mais on n’aurait obtenu de lui par là que le nom et non pas la chose. Quoi qu’il en soit, l’auteur soutient que les êtres collectifs peuvent être substances lorsqu’ils ont les trois caractères constitutifs de la substance, qui sont : la permanence, l’unité centrale, enfin ce que l’auteur appelle la réalité objective par elle-même, c’est-à-dire qu’elles ne supposent pas d’autres êtres qu’elles-mêmes, tandis que les phénomènes supposent les substances. Sans trop presser ces distinctions subtiles, disons que, par