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a demandée, et maintenant que vous m’avez refusé, je la connais, elle n’aura pas de repos qu’elle ne m’ait marié à une autre…

— Vous ! vous !… balbutia Thilda, c’était vous !… Mon Dieu ! qu’ai-je fait ? Et Mme Morimbeau, qui est sortie ce soir pour porter ma réponse !

— Nous sommes perdus ! sanglota Angelo.

Ils se prirent dans les bras l’un de l’autre, se serrant bien fort et tremblant comme des enfans désespérés.

— Thilda ! appela soudain une voix à l’intérieur.

— C’est madame !

La jeune fille, essuyant rapidement ses yeux, s’élança dans la maison.

— Adieu !… lui cria Angelo.

Et il s’enfuit en pensant que la nuit ne se passerait pas sans qu’il rendît l’âme.

IV.

Néanmoins il déjeunait le lendemain à table, sa serviette au menton, entre maître Barbarin et sa gouvernante Madeleine. Mais il mangeait du bout des lèvres, rechignant, boudeur, ses grands yeux baissés avec, au-dessous, un cercle noir comme une fille qui met du kohel. Madeleine le regardait furtivement et faisait des soupirs qui gonflaient son fichu de linon très blanc. Un déjeuner fin cependant, joliment arrosé d’un petit chablis gai et frais, couleur de soleil. Des rognons sautés dans un jus de madère embaumaient et des petites bouchées aux truffes avaient des fumets qui taquinaient les narines. Une tranche rose d’un saumon froid s’enfonçait douillettement dans une gelée aux crevettes, tandis qu’une pyramide de fraises musquées attendait sous la neige du sucre en poudre la mousse parfumée d’un demi-flacon de vouvray, dont la tête argentée émergeait d’un seau rempli de glace.

Maître Barbarin, dans sa veste légère de coutil gris, heureux, béat, caressé par ces odeurs gourmandes, mangeait doucement, buvotait et se délectait. Chaque fois que Madeleine passait à Angelo une assiette servie, l’enfant secouait les épaules avec un : « Je n’en veux pas » qui donnait des sueurs à la gouvernante. A la fin, impatientée, elle lui dit :

— Eh bien ! si tu n’as pas faim, va-t’en.

Angelo se leva, jeta sa serviette à terre et sortit.

— Qu’a-t-il donc ? dit maître Barbarin en essuyant délicatement sa bouche sensuelle.

Madeleine ne répondit pas, mais s’en alla voir si personne n’écou-