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un peu coquette, et qui le ramenait, sans en avoir l’air, aux récits troublans des vieux souvenirs. Ensuite il s’endormait, ballottant sur son fauteuil, dans des poses bachiques, sa calotte de travers. La gouvernante se levait et prenait la lampe. Elle l’emmenait, elle le couchait, elle le bordait dans son lit bien blanc, après lui avoir noué son foulard sur le front. La veilleuse allumée, elle sortait sur la pointe du pied, n’ayant point l’air d’entendre s’il la rappelait tout bas. Le matin, quand il s’éveillait, la tasse de chocolat fumait sous son nez. Et la journée recommençait toute remplie de ces douceurs, de ces plaisirs, de ces soins, où l’âme heureuse s’épanouit. Et puis, tout à coup, on clouait une caisse, Madeleine traînait une malle et un froid tombait brusquement sur le cœur du bonhomme. Quelque chose alors le tiraillait. Il tournait autour de la gouvernante, rêveur, mâchonnant sa moustache. Il avait l’air d’hésiter ; et puis, soudainement, il s’en allait.

Elle, derrière lui, se prenait la tête à deux mains, désespérée ; ou bien, elle montait d’un coup ses épaules en grommelant :

— Tu y viendras !

Cependant le temps passait et Madeleine se rongeait d’inquiétude : c’est qu’Angelo, lui, devenait maigre et pâle, et triste à croire qu’il allait faire une maladie.

— C’est cette fille qui lui trotte dans la tête, pensait Madeleine.

Et elle lui avait défendu de sortir. Angelo ne bougeait de l’imprimerie. Pour s’occuper, il faisait la besogne de maître Barbarin, et celui-ci trouvait ses loisirs fort agréables. Le jeune homme était intelligent et le remplaçait à merveille ; le vieux bonhomme n’avait plus qu’à se laisser vivre.

Cependant Madeleine envoya chercha un indicateur, et, un soir après dîner, elle le posa sur la table pour chercher l’heure des trains.

Maître Barbarin changea de visage ; cela tombait au beau milieu d’une digestion exquise, il en fut suffoqué. Ainsi c’était fini : Madeleine partait ; il restait seul. Il s’attendrit sur lui-même à ce point que des larmes lui vinrent aux yeux. Il murmura :

— C’est donc décidé ? tu m’abandonnes, Madeleine ? Hélas ! je suis vieux, je n’ai pas longtemps à vivre, tu aurais pu prendre patience encore, va !

— Et mon fils ? dit-elle.

Il fit un effort :

— Écoute, si tu veux, je lui laisserai mon imprimerie ; tiens, tout de suite, veux-tu ?

Elle secoua la tête.

— Je veux qu’il se marie, et ici ce n’est pas possible… à moins que…