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Malgré ses déconvenues et ses découragemens, il s’obstinait à croire à sa mission, il se refusait à comprendre que certaines entreprises sont des œuvres de patience. Il n’avait pas médité le mot de Machiavel sur ceux qui croient les choses faites parce qu’ils désirent qu’elles se fassent, ni la sentence portée par Guichardin sur les imprudens dont l’impétueuse ardeur se flatte d’accomplir par la force des ouvrages qui exigent de l’art, des combinaisons et du temps : Tessono con la forza le cose mal ordite. Il était écrit qu’il échouerait dans toutes ses tentatives pour donner Rome à l’Italie, que cette gloire ne lui était pas réservée. Les hommes que nous n’aimons pas nous sont souvent fort utiles. Si Cavour avait vécu, il eût rendu à ce brise-raison le service de déjouer ses plans, de traverser ses préparatifs. M. Rattazzi ne sut pas s’y prendre ; il essaya d’abord de la persuasion, comme si on persuadait un Garibaldi, après quoi il fallut recourir au gendarme. Le dernier des condottieri découvrit à Aspromonte qu’il avait épuisé son bonheur ; il fut blessé et conduit prisonnier à la Spezzia. C’était un homme fini. Cependant sa popularité demeurait intacte ; la noblesse de son caractère, la générosité de ses dévoûmens avaient tout sauvé. On lui pardonnait ses fautes où l’on ne voyait que les emportemens d’une grande âme, et il fallait compter avec cet infirme, en proie aux rhumatismes, aigri par ses revers, avide de revanches, qui après avoir été presque un grand homme, n’était plus qu’un grand embarras.

Dans les pays étrangers comme en Italie, on ne lui marchanda jamais les honneurs. Qui ne se souvient de l’accueil que lui fit l’Angleterre en 1864 ? Le gouvernement anglais ne l’avait pas vu sans inquiétude débarquer a Southampton ; il craignait que sa visite intempestive ne donnât lieu à de compromettantes manifestations, que l’empereur Napoléon III n’en conçût quelque déplaisir et quelque ombrage. L’aristocratie anglaise, comme si elle se fût conformée à un mot d’ordre, prit à tâche d’accaparer le trop illustre visiteur, de le soustraire par ses empressemens aux fêtes bruyantes que lui avaient préparées les démagogues cosmopolites réfugiés à Londres. On lui prodigua les attentions, les caresses, les hommages ; jamais on ne pratiqua si bien l’art d’étouffer un homme dans les embrassemens, de l’emprisonner dans les guirlandes. Les frères et amis avaient résolu de le montrer aux foules, de promener de place en place sa chemise rouge, sa gloire et ses béquilles, de le produire en grande pompe dans les principales villes de l’Angleterre, où l’attendaient des ovations et des harangues. Pour l’empêcher de donner suite à ce fâcheux projet, ducs et marquis lui alléguèrent les fatigues du voyage, les sollicitudes que leur inspirait sa précieuse santé, si nécessaire à tous les opprimés. En vain répondait-il qu’il ne s’était jamais mieux porté, on lui affirmait qu’il était malade, on invoquait le témoignage des médecins, qu’on avait