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ne nous disent à quel dessein factieux se trouvait associé Harpalus ; il leur a semblé suffisant de nous apprendre que le secret de la conjuration fut mal gardé. Harpalus dut se réfugier à Mégare.

Le bonheur rend l’âme indulgente : après la bataille d’Issus, Alexandre ne songea qu’à se montrer digne de l’éclatante faveur que les dieux venaient de lui accorder ; son premier soin fut de jeter un voile sur l’injurieux passé dont l’ombre semblait encore attrister sa victoire. A quoi bon ruminer d’éternelles rancunes ? La nature humaine a sans doute ses côtés fâcheux ; il est souvent utile, il est toujours salutaire pour soi-même de les oublier. S’imaginerait-on, par hasard, qu’on élève son propre cœur en le repaissant constamment des faiblesses des autres ? Nous l’avons déjà dit, et l’occasion nous paraît favorable pour le répéter : la clémence sans l’oubli n’est que l’ostentation puérile d’une fausse grandeur ; elle frustre la justice et amende bien rarement le coupable. Alexandre offrit à la fois oubli et pardon à Harpalus : dès que cet ami infidèle fut rentré en Asie, il le rétablit dans sa charge.

L’épargne des rois de Perse était dispersée dans trois ou quatre provinces ; Alexandre ne voulut avoir qu’un seul coffre-fort. Il avait d’abord choisi Suse ; il finit par préférer Ecbatane : Parménion s’occupa sur-le-champ de régler les détails du transport. Six mille Macédoniens, auxquels on adjoignit un nombre correspondant de cavaliers, composeraient la garnison permanente de la place et monteraient une garde assidue autour de ce nouveau jardin des Hespérides. Quant au trésorier, il était tout trouvé : Alexandre n’en chercha pas d’autre qu’Harpalus. Étrange légèreté, dira-t-on : pourquoi, entre tant d’amis encore exempts de faute, aller précisément faire choix de l’ami qui avait péché pour mettre entre ses mains des trésors avec lesquels on pouvait acheter un empire ? Six années de règne n’avaient pas dû laisser beaucoup d’illusions au fils de Philippe : égaré, comme Napoléon, par sa bonté native, Alexandre manqua-t-il en cette occasion de discernement ? L’erreur serait dans ce cas peu préjudiciable à sa mémoire. Il est malheureusement à craindre que le choix d’Alexandre n’ait été inspiré bien moins par un excès de crédulité naïve que par un excès d’amertume. Aigri par les déceptions qui blessèrent de bonne heure sa jeune âme, enveloppant, à peu d’exceptions près, tous les hommes dans le même mépris, ne voulant voir ni dans les services passés ni dans l’accumulation des faveurs un gage suffisant de la constance humaine, Alexandre semble s’être préoccupé avant tout de rendre l’éventualité d’une défection aussi peu dangereuse que possible. Harpalus n’était pas, ne pouvait pas être, par suite de la faiblesse de sa constitution,