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M. de Tocqueville, avait-il tiré de ses méditations une conclusion semblable ? N’avait-il pas parfois pensé que nous pourrions tenter encore de franchir la Manche sans traverser l’Atlantique ? C’est là un doute qu’il importe peu d’éclaircir, car il est certain que nos désastres inouïs fixèrent définitivement ses vues dès le mois d’août 1870. La France ne sortait point de l’empire libre et vaillante ; en tombant mutilée, elle était, aux yeux de la foule, victime du caprice d’un seul : la monarchie en portait la peine. D’autres auraient-ils pu rendre à la couronne un prestige, quand, à l’heure des dons de joyeux avènement, ils auraient eu en une seule année à négocier avec l’étranger, à mettre leur signature au bas du plus douloureux traité, à faire percevoir au nom de la royauté 600 millions d’impôts nouveaux, qui sait ? à réprimer peut-être des émeutes, suites trop faciles à prévoir de si formidables convulsions ? Il n’y avait pas de nom, quelle que fût sa puissance, pour qui cet héritage ne fût trop lourd. À aucune époque, une dynastie n’était née et ne s’était consolidée par la honte et la misère. Telle était pourtant la dot que la France avait à offrir. Mettre le suffrage universel en présence d’une monarchie tempérée, en une telle crise, au milieu de telles passions, c’était affronter l’océan et ses tempêtes sur une nacelle. Les esprits jeunes, les téméraires pouvaient le souhaiter. Les plus vieux n’y croyaient pas. M. Dufaure, qui repassait dans son esprit les difficultés traversées de 1831 à 1839 par un gouvernement qu’il avait aimé et servi, était convaincu qu’il fallait une tout autre force pour surmonter les obstacles qu’on mesurait déjà et pour panser les maux de la guerre.

Avec la république, il voyait les grandes difficultés de la démocratie croissant comme une marée montante ; avec la monarchie, il prévoyait des catastrophes aboutissant à un débordement subit du torrent populaire.

Dans les derniers jours du siège, l’attention se dirigeait vers la future assemblée ; chacun sentait que, lors de la reprise de l’existence nationale, les élections seraient le premier signe de vie qui serait demandé à la France. Tout en ignorant s’il était porté par les électeurs de la Charente-Inférieure, M. Dufaure était décidé à n’accepter aucune autre candidature. Cette préférence exclusive était favorable à son action sur les élections de Paris. Réuni à quelques électeurs influens, il présida un comité libéral républicain qui dressa un programme et forma une liste. Sans cette initiative, la rupture eût été complète entre le nombre qui acclamait la république, fût-elle radicale, et l’élite qui s’en détournait par crainte des excès qu’elle avait trop souvent abrités. Entre une réaction qu’il jugeait impossible et la révolution, M. Dufaure ouvrait dès ce jour la voie