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eût cru, à l’eutendre, qu’il était un sous-lieutenant quelconque, vivant de ses appointemens.

— Il n’y a d’objection sérieuse que votre âge, repartit Madeleine. Et encore, laissez-moi vous dire que l’amour n’est pas si regardant. Que nous feraient les cancans mondains ? M’en suis-je préoccupée, moi, quand je suis venue ici ?.. Mais, après tout, peut-être vaut-il mieux que nous restions comme nous sommes… S’il était vrai que le mariage tue l’amour !

— Eh ! oui, c’est vrai, sois-en sûre !

Il la berça de paroles et la grisa de baisers. Elle oublia, pour une heure, cette première apparition de soucis grisâtres dans le bleu de sa vie. Mais lui ne put se dépêtrer de cette idée de mariage, que Madeleine lui avait inopinément jetée dans les jambes. Comme s’il n’était pas déjà suffisamment embarrassé pour maintenir au diapason convenable un amour qui dégringolait vers les notes vulgaires ! Vraiment, les femmes, avec toute leur finesse, sont souvent drôlement inspirées ! Et comme cela pouvait lui agréer de songer au mariage, juste au moment où il sentait tout son être s’élancer vers la vie, curieux de tous les plaisirs, gourmand de toutes les jouissances, connaissant une des faces de l’amour, grâce à Madeleine, mais voulant les connaître toutes par le ministère d’autres femmes ! Et puis, on n’épouse pas sa maîtresse. Il avait entendu dire cela partout : dans le monde, au théâtre, peut-être même dans des milieux interlopes où il s’était fourvoyé une fois ou deux ; c’était un dogme cela : on ne plaisante pas avec de pareilles choses. Non, on n’épouse pas sa maîtresse, à moins d’y avoir un grand intérêt de cœur ou de fortune. Or, n’étant pas encore accessible aux séductions de l’argent, il avait plutôt un intérêt opposé. N’était-il pas comme un peu las déjà ? Il ne manquerait plus que le mariage pour rendre la chose tout à fait agréable ! Joignez à cela qu’on en veut toujours à une femme de la complaisance qu’elle vous a montrée, de la pitié qu’elle a eue de vos désirs et de vos angoisses, de la charité qu’elle a mise à se donner sans trop vous faire languir ; on n’est pas éloigné de croire que c’est un précédent gros de menaces, et l’on considère comme aventurée la foi qu’on essaie de témoigner à la fidélité d’une jolie personne qui vous a cédé. On s’est jeté dessus avec gloutonnerie ; on trouvait, au début, qu’elle ne vous en montrait et ne vous en donnait jamais assez ; maintenant on est repu, les sens viennent s’émousser sur des charmes connus, et, au lieu de s’accuser d’avoir été trop vite, ce qui serait peut-être fondé, on en veut à sa maîtresse d’avoir manqué de pudeur, ce qui est assurément injuste. Ainsi faisait Roger. — Ce jour-là, il fut très distrait.

Madeleine remporta l’impression d’inquiétude qu’elle avait apportée.