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Roger et Jane venaient de prendre le trot dans une allée qui mène à Madrid, quand le jeune homme aperçut, à trente mètres devant eux, Geneviève en compagnie de son père, — grand monsieur maigre à favoris diplomatiques, — venant au galop en sens inverse. Sans consulter ni prévenir Jane, il embarqua sa jument en se penchant sur l’encolure, et, comme la bête était chaude, il passa auprès de M. et de Mlle de Rhèges, aussi rapide que s’il eût été emballé. C’était stupide, d’autant plus qu’on ne pouvait guère ne pas le reconnaître dans une allée de dix pieds de large ; mais il était encore très jeune d’âge et de caractère. Le seul résultat appréciable qu’il obtint, ce fut un écart du cheval de Geneviève, lequel, surpris de cette charge à fond de train, se jeta dans un taillis. Sans doute, la jeune fille eut grand’peur, puisqu’elle devint toute pâle ; elle parut même perdre complètement la tête, car, au lieu de ramener son cheval, elle se retourna pour regarder le cavalier qui fuyait, puis fixa les yeux sur la compagne de Roger, laquelle passait devant elle, toujours au trot.

— Eh bien ! Geneviève, cria M. de Rhèges, àquoi penses-tu ? Serstoi du filet, mordieu ! Tu vas te faire déchirer la figure par ces branches !

Geneviève revint à elle, ou plutôt à son cheval, qu’elle se mit à cravacher avec une vigueur difficile à expliquer chez une jeune personne assez craintive pour blêmir quand sa monture faisait un écart. — M. de Rhèges, en sa qualité de diplomate, avait parfaitement saisi le manège de Roger ; une seule chose lui avait échappé : le trouble de sa fille.

— Ah çà ! qu’est-ce qui vous a pris ? dit Jane, lorsqu’elle eut rejoint Roger, lequel faisait semblant de calmer Arabelle à grand’peine. Allons ! ne vous donnez pas tant de mal, ajouta-t-elle en riant. Arabelle n’a plus envie de se sauver, la jeune personne de tout à l’heure est déjà loin… Elle est bien jolie, cette jeune personne, et elle sait s’habiller, ce qu’on néglige pour l’ordinaire d’apprendre aux jeunes filles. Et puis, elle regarde en face ; si nous nous rencontrons jamais toutes deux, nous nous reconnaîtrons, je vous en réponds. Qui est-ce ?

— Une amie de ma sœur.

— Pas une fiancée, j’espère ? Je serais désolée que cette rencontre fît manquer un mariage ; je n’aime pas à me jeter dans les toiles d’araignée du prochain, et quand un homme est pris dans les fils tramés par une autre femme, je le laisse à qui a fait la capture.

C’était dit sur un ton badin, mais avec assez d’ironie et de mordant pour qu’on pût croire qu’il se cachait sous l’enjouement des paroles un peu d’aigreur jalouse ou de regret enfiellé.

— Non, dit Roger, ce n’est pas une fiancée ; je ne songe guère à me marier, je vous jure !