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balayer, laver et repasser ; elle apprit en outre, mais non sans peine, un français baroque dont elle se montrait très fière.

Wenga était grande, bien faite ; parmi les Canaques, elle passait pour une beauté ; mais chaque pays a son genre de beauté. Je causais parfois avec elle, et, grâce à son français bizarre et surtout à la langue indigène qu’elle parlait couramment, nous arrivions à nous comprendre. Je la questionnais sur son pays, sur sa tribu, sur les coutumes et le mode de vie de ses compatriotes. A l’occasion, eux aussi, ils mangeaient leurs captifs quand ils pouvaient s’en procurer ; et, malgré les grands gestes d’horreur dont Wenga se montrait prodigue en racontant leurs diaboliques festins, j’avais dans l’idée qu’elle n’en eût peut-être pas autant fait fi qu’elle le prétendait, et qu’un gigot humain, bien à point, ne l’eût pas effarouchée. Elle s’en défendait fort, j’en conviens.

Un jour, après l’avoir fait parler de son père, qu’elle semblait ne pas bien connaître, vu les noms divers qu’elle lui donnait et les portraits très dissemblables qu’elle en faisait ; de sa mère et de ses deux frères, qui me firent l’effet d’affreux chenapans par ce qu’elle m’en dit, je lui demandai à quel âge les jeunes filles de sa tribu se mariaient.

— A partir de dix ans, me dit-elle.

— Et toi, Wenga, es-tu mariée ?

À cette question fort simple, elle ne répondit pas, mais la contraction de ses sourcils, le pli de son front, la tension de ses traits indiquaient qu’elle se livrait intérieurement à des recherches très compliquées. J’attendis patiemment qu’elle eût retrouvé dans quelque casier de son cerveau un fil conducteur, mais point. Après un silence de quelques instans, ses traits se détendirent, elle souffla bruyamment, c’était sa manière de se remettre après un gros effort intellectuel, et elle me répondit ces mots, qui m’ont souvent hanté depuis :

— Moi pas savoir, massa, moi perdu mon ficelle.

— Quelle ficelle ? lui dis-je.

Elle m’expliqua alors, et non sans peine, qu’il est d’usage, dans sa tribu, de noter tous les événemens un peu importans de la vie à l’aide de nœuds de formes différentes, sur une ficelle de lianes que l’on attache autour de sa taille et qui constitue à la fois l’état civil et l’unique vêtement de l’individu. « Les chefs, eux, se hâta-t-elle d’ajouter, sont plus habillés : ils portent un collier de petits coquillages autour du cou. »

Or Wenga avait, parait-il, perdu cette bienheureuse ficelle dans la bagarre à la suite de laquelle elle avait failli être mangée. La seule chose dont elle parut bien se souvenir, c’est qu’un des nœuds