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roi de Madoura contemplèrent les deux armées innombrables, rangées en ordre, l’une en face de l’autre. On y voyait briller les cottes de mailles dorées des chefs ; des milliers de fantassins, de chevaux et d’éléphans attendaient le signal du combat. À ce moment, le chef de l’armée ennemie, le plus vieux des Kouravas, souffla dans sa conque marine, dans la grande conque dont le son ressemblait au rugissement d’un lion. À ce bruit, on entendit tout à coup sur le vaste champ de bataille des hennissemens de chevaux, un bruit confus d’armes, de tambours et de trompettes, — et ce fut une grande rumeur. Ardjouna n’avait plus qu’à monter sur son char traîné par des chevaux blancs et à souffler dans sa conque d’un bleu céleste pour donner le signal du combat aux fils du soleil. Mais voici que le roi fut submergé de pitié et dit, très abattu :

— En voyant cette multitude en venir aux mains, je sens tomber mes membres ; ma bouche se dessèche, mon corps tremble, mes cheveux se dressent sur ma tête, ma peau brûle, mon esprit tourbillonne. Je vois de mauvais augures. Aucun bien ne peut venir de ce massacre. Que ferons-nous avec des royaumes, des plaisirs, et même avec la vie ? Ceux-là mêmes pour lesquels nous désirons des royaumes, des plaisirs, des joies, sont debout là pour se battre, oubliant leur vie et leurs biens. Précepteurs, pères, fils, grands-pères, oncles, petits-fils, parens, vont s’entre-égorger. Je n’ai pas envie de les tuer pour régner sur les trois mondes, mais bien moins encore pour régner sur cette terre. Quel plaisir éprouverais-je à tuer mes ennemis ? Les félons morts, le péché retombera sur nous.

— Comment t’a-t-il saisi, dit Krishna, ce fléau de la peur, indigne du sage, source d’infamie qui nous chasse du ciel ? Ne sois pas efféminé. Debout ! Mais Ardjouna, accablé de découragement, s’assit en silence et dit :

— Je ne combattrai pas.

Alors Krishna, le roi des esprits, reprit avec un léger sourire :

— Ardjouna ! je t’ai appelé le roi du sommeil pour que ton esprit veille toujours. Mais ton esprit s’est endormi, et ton corps a vaincu ton âme. Tu pleures sur ceux qu’on ne devrait pas pleurer, et tes paroles sont dépourvues de sagesse. Les hommes instruits ne se lamentent ni sur les vivans ni sur les morts. Moi et toi et ces commandeurs d’hommes, nous avons toujours existé et nous ne cesserons jamais d’être à l’avenir. De même que dans ce corps l’âme éprouve l’enfance, la jeunesse, la vieillesse, de même elle l’éprouvera en d’autres corps. Un homme de discernement ne s’en trouble pas. Fils de Bharat ! supporte la peine et le plaisir d’une