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en une seule, mais que les deux histoires sont très différentes. En outre, la légende repose sur une théorie métaphysique beaucoup plus ancienne que Çâkyamouni, et qui est déjà dans le Véda. Le dualisme du bon et du mauvais, personnifiés dans le Bouddha et Mâra, quoique préexistant dans la rivalité des Aryas et des Dasyous, des dieux et des asouras, se montre bien plus clairement dans les deux principes persans d’Ormuzd et d’Ahriman, des bons et des mauvais anges. Ainsi la théorie sur laquelle s’appuie la légende du Bouddha n’est pas plus originale que celle des chrétiens. Ceux-ci adoptèrent le dualisme indo-perse : le Christ fut à Satan ce que le Bouddha avait été à Mâra ; le nom même de Mâranâtha, qui veut dire ange de Satan, ange de la Mort, termine la première Épître aux Corinthiens. Mais le bouddhisme du Sud, celui qui avait été formulé par le concile de Patna et propagé par les missions, n’avait point fait de Dieu une personne séparée du monde ; il n’avait rien reconnu de supérieur à ceux qui, comme Çâkyamouni, avaient atteint le nirvâna. Jésus, au contraire, avait souvent parlé du Père céleste, d’un Dieu suprême, auteur et maître de l’univers. Ce qu’on lit sur ce sujet dans les trois premiers évangiles manque de précision métaphysique ; mais l’évangile selon saint Jean, les épîtres et surtout les décisions des conciles et les écrits des pères de l’église, définirent avec la plus grande netteté la doctrine d’un Dieu personnel et créateur. Cette doctrine n’était point dans le Véda, où Viçwakarman n’est autre que le Feu faisant sortir toutes choses des ténèbres par sa lumière. Elle était exclue du bouddhisme. Elle n’était pas non plus dans l’Avesta. Au contraire, le Dieu unique, concret, personnel, maître du monde, roi tout-puissant, est partout dans la Bible et forme le point central du judaïsme. Il faut donc admettre que, dans la fusion des doctrines, les Israélites apportèrent cet élément, qui passa en quelque sorte tout fait dans la théorie chrétienne, où il est encore.

Quant à la vie de Çâkya et à celle de Jésus, elles offrent le plus frappant contraste. Je ne parle pas de leurs procédés d’enseignement, qui sont les mêmes, ni des miracles qu’ils opéraient l’un et l’autre. Mais, autant l’existence du prince Siddhârta fut calme et prolongée, autant celle du « Fils de David » fut courte et tumultueuse. Le roi Çuddhôdana, père du premier, vécut longtemps après la retraite de son fils. Les brahmanes ne voyaient pas encore que la doctrine nouvelle tournerait contre eux ; le pouvoir royal était respecté par elle ; les classes déshéritées étaient seules relevées de leur abaissement ; enfin, par la science et la vertu, qui ne blessaient personne, tous les hommes pouvaient aspirer au repos éternel du nirvâna. La prédication du Bouddha eut donc un succès non interrompu, dans un milieu qui lui était favorable. A l’âge de