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Dans sa proclamation d’arrivée, au mois de février 1841, il s’était déclaré « colonisateur ardent, » mais colonisateur à sa manière, car il parlait de villages militairement constitués. Il était loin d’être un érudit, et l’on ne voit pas qu’il ait eu, comme le maréchal Clauzel, l’imagination hantée par les grands souvenirs de Rome ; cependant, comme les Romains, il voulait assurer, consolider la conquête par des colonies militaires. Les colons auraient été des soldats libérables ou n’ayant plus que quelques années de service à faire ; ils auraient reçu de l’état des maisons, des instruirions et des terres qu’ils auraient cultivées en commun ; des congés leur auraient été accordés pour aller en France se marier et revenir en ménage. Les premiers essais ne furent pas heureux. Trois villages créés, d’après ce thème, aux environs d’Alger, Fouka, Mered et Maëlma, durent, après expérience faite, rentrer sous le régime civil. Néanmoins, le gouverneur, opiniâtre et tenace, ne démordait pas de son idée. Ce n’est pas qu’il fût absolument contraire à la colonisation civile ; elle fit même des progrès notables sous son gouvernement ; mais c’était la colonisation militaire qui avait ses préférences. Quand, en 1843, les trappistes arrivèrent pour créer par défrichement le célèbre domaine de Staouëli, le maréchal écrivit au père abbé : « vous avez raison de compter sur l’appui que je me fais un vrai bonheur d’accorder à l’établissement de vos frères en Algérie. Mon opinion est que la colonisation ne peut réussir que par des populations organisées militairement : or rien ne se rapproche plus de l’organisation militaire que l’organisation religieuse. Le moine et le soldat ont de grands rapports l’un à l’autre ; ils sont soumis à une discipline sévère, accoutumés à supporter les privations et à obéir passivement ; ils travaillent l’un et l’autre pour la communauté, et ils sont dirigés par une seule volonté. Aussi suis-je persuadé que votre établissement prospérera. »

Dans un banquet qui lui fut donné, au mois de novembre 1843, par les notables d’Alger, il leur disait : « L’armée ne peut être réduite sans qu’au préalable on ait créé une force attachée au sol qui puisse remplacer les troupes permanentes qu’on supprimera. Cette force, à mon avis, vous ne pouvez la trouver suffisante que dans l’établissement de colonies militaires en avant de la colonisation civile. » Dans son grand discours du 24 janvier 1845, à la chambre des députés, il excitait l’hilarité générale en disant, avec sa verve périgourdine : « Je pourrais comparer les habitans qui vivent sous le régime civil de la côte à des enfans mal élevés, et ceux qui sont dans l’intérieur, sous le régime militaire, à des enfans bien élevés. Les premiers crient, pleurent, se fâchent pour la moindre contrariété ; les seconds obéissent sans mot dire. » On riait, mais on n’était pas convaincu.