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des Vénus et des Madones qui ne seront que des variétés presque indiscernables de la même poupée. Longtemps ses poupées jouiront d’une vogue immense ; il aura la joie de s’entendre dire « qu’elles semblent nourries de roses, » on le surnommera « le peintre des Grâces ; » mais un jour, après l’avoir élevé au-dessus de Raphaël et de Michel-Ange, on s’étonnera d’avoir pu l’admirer, et la nature affadie aura vengé son outrage. Combien d’artistes aussi bien doués que l’Albane ont eu le même sort ! et qui comptera toutes les victimes de la beauté quintessenciée, de l’être pur, de l’éther, de la moyenne proportionnelle et des faux quotiens !

Qu’est-ce donc, en définitive, que le véritable idéalisme ? C’est une manière de sentir. Tel artiste est plus frappé de la richesse de la nature, de l’incroyable diversité de ses créations et de ses jeux. Tel autre est plus touché de l’infinie grandeur de quelques-uns de ses spectacles et de ses effets. Elle l’étonne par son abondance, ses profusions ; mais s’il osait la prendre à partie, il lui reprocherait d’être trop prodigue de son bien, de multiplier sans nécessité les existences, de mêler comme à plaisir l’ivraie au froment et de ne pas avoir assez de soin de ses enfans et de leur gloire. Tout occupée de la perpétuation des espèces, les individus ne sont pour elle que des instrumens, des moyens ; que lui importe la fourmi, pourvu que la fourmilière soit construite ? A la vérité, comme pour prouver qu’elle a du goût pour l’extraordinaire, elle produit dans chaque espèce des êtres privilégiés, exceptionnels, plus fortement caractérisés et plus harmonieux que les autres. Mais dans son aveugle impartialité elle traite ses élus comme les plus médiocres de ses créatures. Elle les abandonne à toutes les chances de la vie, elle les expose à tous les pièges, à tous les accidens fâcheux. Elle ne s’étudie pas à les faire valoir, à leur donner tout leur prix ; elle leur distribue comme au hasard ses grâces et ses rigueurs. Elle n’a qu’un poids, qu’une mesure et qu’un soleil, qui brille également pour tout le monde ; c’est à eux de se faire leur sort, de se tirer du commun. Souvent, ils se confondent, ils se noient dans la foule ; on pourrait croire que l’extraordinaire est destiné à recevoir la loi du nombre et que l’univers a été créé pour les êtres sans figure et sans nom.

S’il est vrai que les arbres cachent quelquefois la forêt, il arrive plus souvent encore que la forêt empêche de voir les arbres et que tel chêne de haute futaie disparaisse dans des fourrés, dans de misérables taillis, qui, jaloux de son importance, s’appliquent à lui servir d’écran. Il semble que la nature s’intéresse plus aux taillis qu’aux grands arbres, et l’idéaliste lui en veut ; il l’accuse de ne pas avoir assez d’égards pour ses plus beaux ouvrages, il voudrait les