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bien autre prévoyance politique quand, au lendemain de l’interdiction de l’exportation du seigle par la Russie, il refusait au parti progressiste l’abaissement des droits sur les céréales ; il savait, en effet, que c’était la seule arme qu’il eût pour amener l’Autriche-Hongrie à conclure un traité de commerce. La réduction des droits sur les céréales en Allemagne aura été retardée de quelques mois ; mais comme compensation, les produits manufacturés allemands jouiront pendant douze années de taxes réduites à l’entrée du territoire austro-hongrois.

La force des choses, non moins que l’exemple des principales contrées de l’Europe et de l’Amérique, ramènera dans peu de temps la France à la pratique des véritables traités de commerce pour une durée déterminée et avec des tarifs fixes. Il est à craindre, toutefois, que le nouveau régime douanier que nous a imposé la surenchère protectionniste établie entre le gouvernement, la chambre des députés et le sénat ne pèse d’ici-là bien lourdement sur nos exportations et sur nos consommations. Presque tout sera renchéri, sinon au premier moment, à cause des approvisionnemens anticipés, du moins au fur et à mesure que ceux-ci s’épuiseront. Nombre d’industries seront entravées dans leur marche par le relèvement des droits sur les objets divers qu’elles élaborent ou qui concourent indirectement à leur production. Même avec des conventions commerciales qui nous maintiennent ouvertes les frontières étrangères, il n’est pas possible que nos exportations ne s’en ressentent pas.

Le contribuable souffrira, non-seulement par le relèvement des droits, mais par les primes que l’on a établies pour stimuler des cultures ou des industries impuissantes. On est revenu, en effet, à quelques-uns des expédiens les plus condamnés de l’antique régime protecteur : les primes aux cultures et aux fabrications qui ne sont pas rémunératrices, les primes aussi à l’exportation, pour certains tissus de coton. Ainsi, la France s’engage de plus en plus dans un système condamné dont le reste du monde cherche à s’affranchir. Elle ne pourra, cependant, toujours ni même longtemps, se séparer du monde civilisé ; elle sera obligée de suivre la marche commune. Mais, au lieu de prendre l’initiative, comme en 1860, elle laisse l’Allemagne se substituer à elle dans la direction économique de l’Europe continentale ; elle aurait dû lui dérober ce rôle ou du moins marcher de pair avec elle.


PAUL LEROY-BEAULIEU.