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l’ordre matériel, par les nécessités de leurs applications, à travers les catastrophes des invasions et la ruine de la civilisation. L’extermination totale des populations, telle qu’elle a été pratiquée parfois par les Mongols et par les Tartares, serait seule capable d’anéantir complètement cette culture. Certes, lorsque Tamerlan érigeait sur les ruines d’Ispahan une pyramide formée avec les 70,000 têtes de ses habitans, la tradition des artisans a dû périr en même temps que la culture des philosophes ; mais un massacre aussi radical s’est rarement vu dans l’histoire de la race humaine.

Peut-être quelque lecteur sera-t-il surpris d’entendre parler des industries chimiques des Grecs et des Romains : accoutumé à entendre par là la préparation de l’acide sulfurique et de la soude artificielle, la fabrication du gaz de l’éclairage et celle des brillantes couleurs du goudron de houille, il ne voit rien d’analogue dans l’antiquité. C’est que le domaine de la chimie est plus vaste et comprend tout l’ensemble des métamorphoses des corps, opérées par d’autres voies que par l’action des forces mécaniques et physiques.

Dès les temps les plus reculés, l’homme a appliqué les pratiques chimiques à ses besoins, en mettant en œuvre ces pratiques pour la métallurgie, la céramique, la teinture et la peinture, la confection des alimens, la médecine et jusqu’à l’art de la guerre. Si l’or, et parfois l’argent et le cuivre existent à l’état natif et n’exigent alors qu’une préparation mécanique, le plomb, d’autre part, l’étain, le fer, et, disons plus, le cuivre et l’argent, ne sauraient être extraits de leurs minerais ordinaires que par des artifices fort compliqués. La production des alliages, si nécessaires pour la fabrication des armes et pour celle des monnaies et des bijoux, est aussi un art essentiellement chimique. C’est même l’étude des alliages usités en orfèvrerie qui a donné naissance aux préjugés et aux fraudes de l’alchimie, ainsi qu’en témoigne l’étude d’un papyrus égyptien conservé dans le musée de Leyde et celle des écrits des alchimistes grecs.

L’art de préparer les cimens, les poteries, le verre surtout, repose également sur des opérations chimiques. L’ouvrier qui teignait les étoffes, les vêtemens et les tentures en pourpre, ou en d’autres couleurs, industrie usitée d’abord en Égypte, en Syrie, puis dans tout le monde grec, romain et persan, — pour ne pas parler de l’extrême Orient, — se livrait à des manipulations chimiques très développées : les tissus retrouvés dans les momies et dans les sarcophages en attestent la perfection. Pline et Vitruve décrivent en détail la production des couleurs, telles que cinabre ou vermillon, minium, rubriques, indigo, couleurs noires, vertes et bleues, tant végétales que minérales, mises en œuvre par les peintres.