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LE SECRET DU PRÉCEPTEUR. 495

— Vous avez raison. C’était assez du petit mouton pour m’avertir de mon erreur et me convaincre que cette épître ne m’était point adressée. J’ai passé la cinquantaine et je ne me souviens pas qu’une seule fois dans ma vie on ait pris de semblables libertés avec moi, et je n’aurais pas souflert non plus qu’un étranger qualifiât mon mari de vilain homme... Je vous prie, monsieur Tristan, vous avez travaillé consciencieusement à l’éducation de cette jeune femme, et sans doute elle vous écrit quelquefois pour vous demander des conseils. Quand vous lui répondez, quel nom d’animal lui donnez vous ?

— Il ne m’écrit jamais, dit Monique, et jamais il ne me donne de conseils. Il me trouve parfaite.

— Et l’autre, ma chère, le malappris, l’impertinent, qui s’étonne qu’il se soit trouvé un Champenois assez courageux pour vous épouser, puis-je savoir comment il se nomme ?

— Soyez sûre que c’est un artiste, lui dis-je, et il faut pardonner beaucoup de choses aux artistes.

— C’est ainsi qu’on en use dans ce beau pays de France. Hélas ! j’ai l’esprit si étroit ! Quoi qu’on puisse me dire, je croirai jusqu’à ma mort que les artistes eux-mêmes, eussent-ils du génie, doivent respecter les convenances.

— Si vous connaissiez le mien, celui qui m’écrit, vous auriez peine à lui tenir rigueur. Il est si jeune ! Et puis, il est joli, joli ! C’est un petit blond aux grands yeux pensifs, couleur de pervenche.

Le visage de M me Isabelle exprimait une si vive indignation que je craignis un instant que la chaudière n’éclatât.

— Elle se moque de vous et de moi, m’empressai-je de lui dire. Je crois le connaître, cet impertinent. Il a eu l’honneur de nous enseigner la peinture, nous avons fréquenté longtemps son atelier. Il y a deux ans, il est venu nous voir à Mon-Désir. C’est un petit homme voûté, au teint de brique, et je puis vous assurer qu’il a plus de soixante-dix ans.

M me Isabelle ne roulait plus des yeux terribles ; elle avait l’air penaud. Elle eût donné beaucoup pour que le malappris eût vingt-cinq ans.

— C’est égal, reprit-elle. Vieux ou jeune, il a des façons de parler très malséantes. En conscience, ma chère, pensez- vous que jamais quelqu’un, écrivant à votre sœur, se soit permis de l’appeler son cher petit mouton ?

— Je ne saurais vous répondre, ne m’étant jamais permis de lire machinalement les lettres qu’on lui adressait.

Cette riposte déconcerta M me Isabelle, qui se mordit les lèvres. Elle n’était pas femme à se résigner à ses défaites, elle s’en dédom-