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740 KEVDE DES DEC ! M jINDES.

deux femmes ne se quittaient guère, et si M me Gleydol avait eu l’honneur de recevoir ce noble vicomte, elle s’en serait sûrement vantée. Quand on se met à craindre, on craint tout. Un jour, comme j’arrivais à leur pension, un coupé s’arrêta devant la porte, et je m’attendais à en voir descendre M. de Triguères. Il n’en sortit qu’un beau et vénérable vieillard anglais, aux joues fraîches et rosées, qui me parut incapable de courir après les femmes, et je me moquai de mes folles paniques.

Deux jours plus tard, je trouvai Monique seule ; elle m’apprit une nouvelle qui me consterna. M me Gleydol avait reçu la veille au soir une dépêche lui annonçant que l’aînée de ses filles, mariée à un riche armateur de la Gironde et récemment accouchée, venait d’être atteinte d’une péritonite puerpérale, que le cas semblait grave. Elle était partie en hâte pour Bordeaux après avoir réexpédié à Reims ses deux autres filles, sous la garde de leur institutrice.

— Ne prenez donc pas cet air éploré, me dit Monique, en affectant de se méprendre sur la vraie cause de mon chagrin. Cette jeune femme, que du reste vous ne connaissez pas, se tirera peut-être d’affaire. On revient de loin quand on est bien soigné.

Je mourais d’envie de lui demander si le départ de M me Gleydol ne la décidait pas à partir, elle aussi. Elle devina sans doute ma pensée et allant au-devant de mes questions, elle me dit d’un ton cavalier :

— Me voilà privée de mon chaperon. Ma propre sagesse suffit à me garder, et je vous avouerai que je commençais à m’ennuyer dans la compagnie de cette digne et excellente femme ; rien n’est plus lassant que les gens à scrupules. On m’a proposé, ce matin, de céder la moitié de cet appartement à un couple étranger. C’est impossible. Ici toutes les portes sont en enfilade, il n’est pas de pièce qui ait son dégagement et la seule qui puisse servir de salon commande toutes les autres. Aussi bien ces étrangers seraient sûrement des Anglais, et la langue qu’ils parlent m’est odieuse. J’ai apporté une assez belle dot à mon mari pour avoir le droit de faire un peu de dépense, et, depuis ce matin, je savoure le plaisir d’être seule et au large.

Elle voulut me faire visiter son royaume. Elle me fit tout voir, jusqu’à la chambre de sa camériste, jeune personne futée, occupée à ravauder une jupe où elle avait fait un accroc.

— Cette fille est un trésor, me dit-elle en me ramenant au salon. Non seulement elle a des doigts de fée, elle m’est vraiment aussi attachée que l’était Mathilde à ma pauvre et heureuse mère.

Elle prononça le mot heureuse avec emphase.

— Emilie épouse mes intérêts, pousui vit- elle, mes rancunes, mes haines, mes passions. Elle déteste cordialement ma belle-mère, et