Page:Revue des Deux Mondes - 1899 - tome 153.djvu/429

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

qui est censé être le plus révélateur du caractère, ou l’étude d’une société à propos d’une intrigue amoureuse qui est supposée fournir le cadre le plus propre à la montrer sous son vrai jour. Dans les deux cas, l’amour est le leitmotiv qui reparaît sans cesse, à quoi tout se ramène, auquel tout est sacrifié. C’est, sinon la seule passion de l’être qu’on observe, du moins la plus forte dans l’instant où on l’observe, et à sa violence, toutes les autres se révèlent, à sa clarté, toutes les autres s’illuminent. Le fond même de l’âme apparaît.

Il est difficile d’imaginer une plus mauvaise méthode pour peindre le paysan, difficile de trouver une circonstance plus défavorable, ou un jour plus incertain pour fixer sa physionomie. Loin que l’amour soit le leitmotiv de sa vie, il n’y tient, à proprement parler, aucune place. Il n’en marque pas les dates les plus mémorables. Il n’en bouleverse pas la trame ; il n’en révèle pas les secrets ressorts. Une histoire de partage entre vifs, d’hypothèque, ou même d’élection, y serait beaucoup plus propre.

Car la grande passion du paysan, celle qui éclaire d’un jour subit tous les replis de son âme, la même depuis soixante générations, celle qui explique toutes les contradictions, ennoblit tous ses ridicules, justifie presque tous ses vices, c’est la passion de la Terre. À elle il sacrifie tout et, elle, il ne la sacrifie à rien. C’est elle qui le fit brutal, mais c’est elle qui le fit héroïque. C’est elle qui le fit chicanier, mais c’est elle qui le fit soldat. Son cœur, à tous les âges, bat non pour la conquête de la femme, mais pour la conquête de la terre. Là, il trouve des attitudes dignes de l’art. Là des mots dignes de la poésie. — Mais si, pour le peindre, on emploie la forme d’art qu’on appelle une histoire d’amour, on se condamne à l’éclairer du jour le plus pâle ou le plus faux. On lui prête des sentimens dont il serait ahuri. On lui fait dire des mots qu’il réprouverait ou qu’il n’entendrait pas. On grossit à l’excès ses préoccupations sentimentales si l’on est idéaliste, ou bien, si l’on est réaliste, sa débauche. Dans les deux cas, pour faire le roman du paysan, on a dû sacrifier sa vie ; pour écrire une histoire d’amour, il a fallu oublier son amour.

Le peintre, lui, peut sans même soupçonner l’écueil, retracer la physionomie du paysan sous sa forme la plus émouvante. Quelquefois il emprunte à l’amour un de ses thèmes, comme M. Jules Breton, dans l’Heure secrète, mais c’est rare. Les sujets habituels de Millet ou de M. Lhermitte sont les plus éloignés des complications