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sentimentales, et, par là même, sont les plus proches de l’âme paysanne.

Ensuite le peintre donne sans effort à ses figures la poésie que l’écrivain ne donne qu’avec artifice. Car la poésie d’un homme simple est plutôt plastique que rhétorique. Il a souvent le geste beau et le parler trivial. Là le peintre triomphe. Pour rendre son personnage tragique, il a fallu au romancier un assassinat : il suffit au peintre d’un jeu d’ombre. Pour rendre sa bergère gracieuse, l’écrivain a dû lui faire dire de belles phrases grammaticales, pleines de subjonctifs. Le peintre, lui, n’a besoin que d’un rayon de soleil. D’ailleurs, il a pour l’aider dans cette œuvre d’idéalisation, la nature tout entière, le paysage, le ciel ramassés autour de sa figure et lui communiquant leur poésie. L’écrivain aussi les évoque, mais successivement, par morceaux, sans pouvoir faire apparaître d’un seul coup, l’un pénétré par l’autre, son paysan et son paysage, l’âme obscure et le radieux décor. La maxime ut pictura poesis se trouve une fois de plus en défaut. Et une fois de plus s’applique le mot de Delacroix, qu’on ne saurait trop répéter, car il marque exactement la limite des deux arts et la raison de tant d’échecs quand l’un vient à en passer les frontières : « Le poète se sauve par la succession des images, le peintre par leur simultanéité. »

Enfin le roman vit d’aventures et aucune existence n’en offre moins que celle du paysan. Aucune n’est plus monotone, ni plus lente en évolutions. Elle est immobile presque comme un tableau. Elle est ainsi du domaine des tableaux. Le peintre n’a pas besoin que son modèle ait eu des aventures pour intéresser à son portrait. Il prend une vieille femme dont la vie s’est passée à coudre ou à balayer devant sa porte. Il la peint comme elle est, et voilà de quoi passionner les siècles, s’il est Rembrandt ou Chardin, autant et plus que le portrait de Henri VIII ou de Mme de Pompadour. Mais l’écrivain, — historien, romancier ou poète, — ne peut faire cela. Les traits de son personnage, ce sont des actes, des paroles, des sensations. S’il n’y en a pas dans la vie qu’il retrace, il faut, pour intéresser à cette vie, qu’il en imagine. Flaubert a pu écrire quelques belles pages sur Une âme simple, mais combien est plus saisissant le portrait de Madame Bovary. Une vie agitée, traversée de crises, changeante, fournira toujours à l’écrivain des traits plus émouvans qu’une vie toujours identique à elle-même, d’une vertu toujours immobile. C’est une étrange entreprise,