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plus petits caractères, le titre de son Brusque Réveil. Un nuage lui passa sur les yeux ; elle relut deux ou trois fois le premier paragraphe en se répétant : — C’est impossible… impossible ! — L’impression qu’elle ressentait ne peut se comparer qu’à celle d’une très faible mortelle enlevée par un dieu en plein empyrée.

Il n’y avait pourtant là aucun éloge, à proprement parler, de l’œuvre elle-même ; le sujet en était à peine effleuré. Salvy déclarait seulement avoir découvert, dans ce qu’il appelait une confession vivante et palpitante, l’âme de la jeune fille moderne, de la jeune fille de tous les temps peut-être, à laquelle il n’avait manqué pour se révéler plus tôt que le don de l’expression. Et celle-ci le possédait, ce don refusé à ses sœurs, elle savait mettre au jour tout ce qui, chez les autres, reste confus et refoulé, l’angoisse d’une créature sincère, hésitante entre l’enseignement que reçut son enfance et les leçons cruelles qu’au seuil de sa jeunesse, la vie lui impose. D’abord elle n’a rien vu que par les yeux d’une mère attentive à la tromper comme elle a été jadis trompée elle-même ; elle a grandi au milieu d’un conte bleu, ne croyant qu’au bien et au bonheur. Mais, dès les premières leçons, l’histoire, pour commencer, l’histoire des hommes, si peu qu’elle en apprenne, lui fait pressentir des abîmes, parmi lesquels, aujourd’hui comme autrefois, il faut marcher, manœuvrer à ses risques. Et, même dans la vie de tous les jours, elle remarque le désaccord de ce qui est avec ce qui devrait être ; une fois pour toutes elle a compris qu’on lui cache avec soin l’essentiel, qu’elle arrivera sans préparation, sans armes, à ce qui est sa destinée. À quoi bon ? lui dit-on. Ses parens ont veillé sur elle, ensuite ce sera le tour du mari. Ce guide, ce maître futur, elle cherche à se le figurer ; il lui apparaît comme un amant, car le mariage, pour la jeune fille, n’est autre chose que l’amour honoré et béni. Ceux-là, cependant, qu’elle vénère par-dessus tout, mettent bon ordre, le moment venu, à cette imagination. Ils lui prouvent que le grand acte social dont son enfantillage voudrait faire un roman a pour but principal de fonder une famille ; il faut donc prendre en considération l’argent et tant d’autres choses, que, parmi elles, il ne reste guère de place pour un peu de tendresse. Ce n’est pas tout ; pendant des années peut-être, elle se sentira marchandée, discutée, dédaignée après évaluation, supplice de l’esclave offerte au marché. Elle verra des filles plus belles, plus accomplies qu’elle-même, condamnées à vieillir dans le célibat ; si elle est intelligente, elle se dira : « Faute