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riche venu en visite pour quelques semaines, des semaines qui devinrent des mois, qui se prolongèrent indéfiniment. Avec une délicieuse obligeance la jeune Kate lui faisait la lecture du matin au soir… C’est Mme Chestoff, plumée jusqu’au sang, qui me raconte tout cela… Sa lettre est curieuse… Je vous la montrerai, elle m’en prie pour que vous fermiez à tout jamais votre maison, comme il convient, à Mlle Morgan.

— Attendes donc ! dit Marcelle. Kate m’avait parlé, en effet, avec épouvante, des devoirs qui lui incombaient auprès d’un aveugle…

— Oh ! il voyait assez clair encore pour distinguer les charmes de la demoiselle de compagnie. Bref, si vieux et si cassé qu’il fût, il l’enleva ou plutôt elle l’enleva. Ils vivent ensemble à l’étranger. Les Chestoff, qui croyaient à un testament en leur faveur, sont plus qu’inquiets, vous comprenez. Kate Morgan fait danser les roubles du bonhomme comme si elle s’était exercée à ce métier toute sa vie. C’est une nature de courtisane, j’aurais dû le deviner.

Robert s’amusait de l’agitation de Mme Helmann.

— Est-ce le remords qui l’oppresse vraiment, ou bien est-elle trop serrée dans ce magnifique corsage ? se demandait-il en riant malgré lui.

— Il est certain, madame, qu’avant d’introduire une aussi jolie personne dans une maison pleine de célibataires jeunes et vieux…

— Notez que la scène est en Russie dans une seigneurie fort isolée, où l’on s’ennuie à périr, fit observer Marcelle.

— Vous m’en direz tant ! Je me rappelle l’héroïne du scandale pour avoir valsé deux ou trois fois avec elle. Et, dame !…

Il était cinq heures. Un jeune homme se présenta, emprisonné dans des habits de coupe anglaise absolument inédite, — jeune à première vue du moins, par la fragilité d’une moustache rousse qu’on eût pu croire naissante et par une excessive maigreur, la maigreur voulue du jockey qui s’entraîne ; — mais sa peau tannée, de la couleur d’un gunt de suède, était sillonnée de rides très fines, il avait l’œil fixe derrière un monocle et les cheveux clairsemés. Sa façon de marcher, les jambes écartées, révélait le cavalier vainqueur dans des courses innombrables, et il ne pouvait rester debout sans esquisser aussitôt sur place un mouvement de trot involontaire. Dix fois il s’était cassé la clavicule dans des