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hasarda la jeune femme avec tant de calme que Robert ne put supposer qu’elle se fut sentie directement atteinte.

— Ah ! vous en êtes à l’ambition de réformer les mœurs par le roman ? Il n’a qu’à refléter la vie telle qu’elle est comme un miroir.

— Vous me donnez là le conseil d’un réaliste, vous dont la mission…

— De grâce, chère amie, ne me parlez pas de la mission du poète. Qu’en savez-vous ? Qu’en savent tous ceux qui, n’étant pas initiés, sont, en matière de poésie, comme des aveugles devant une porte close ? La mission du poète est de faire de beaux vers et pour cela, vous ne lui donnerez pas de formule, je suppose ?

— Non, car je n’en ai point à ma disposition, répondit Marcelle qui souffrait d’être traitée ainsi devant Robert, et ne doutait pas d’ailleurs que Salvy ne s’y appliquât avec une malice particulière. Tout ce que j’osais dire c’est que le miroir n’a pas d’âme. Vous permettrez bien à celui qui le tient d’en avoir une.

— À la rigueur, pourvu qu’elle ne soit pas prêcheuse. Ce poulet est absolument desséché.

La pauvre Marcelle eut l’air confus d’une maîtresse de maison prise en faute, ce qui lui arrivait souvent, et le convive embarrassé n’hésita pas à classer cet homme illustre dans la catégorie vulgaire des maris désagréables.

Pour réparer apparemment, Salvy, en sortant de table, se mit à lire sous la lampe, avec une certaine affectation, le journal où paraissait Mirages. Marcelle suivait avec anxiété les moindres jeux de sa physionomie.

— Eh ! mon dieu, ma chère, s’écria-t-il, c’est du Tolstoï !

— À la bonne heure ! pensa Robert croyant à un éloge. Il fut détrompé par la vive rougeur qui monta aux joues de la jeune femme, tandis qu’elle répondait :

— Ne gaspillez pas votre ironie contre mes griffonnages. Je sais leur peu de mérite, mais ils ont leur utilité.

Elle appuya sur ce dernier mot d’une façon qui parut troubler Salvy à son tour ; leurs regards se croisèrent comme deux épées.

D’où Robert se hâta de conclure que l’attrait qui les avait poussés l’un vers l’autre n’avait dû être qu’un amour de tête, dont les réalités de la vie avaient presque aussitôt fait justice. Le cas n’est pas très rare. Ce qui l’étonnait davantage, c’était le ren-