versement des rôles dans ce ménage. Salvy ne semblait vivre que pour ses plaisirs, plaisirs esthétiques sans doute, se bornant, il n’en voulait pas douter, aux choses nobles et délicates. Tchelovek travaillait au contraire avec une suite, une persévérance, un acharnement qui excluaient l’idée de la fantaisie et de la joie. Le monde lui reprochait de ne pas se prêter à être l’ornement d’un salon, la proie fêtée d’une coterie. Pour cela, un tout petit bagage suffit ; il n’eût fallu que revenir à la devise de Mme Hédouin, savoir s’y prendre ; mais l’effort quotidien, presque incessant qu’elle s’imposait n’était pas compatible avec ce genre d’adresse ; il se rappelait, malgré lui, un mot bizarre de Lise : « Chez les pauvres, le travail de la femme, hors de la famille et du ménage, provoque et entretient souvent l’égoïste flânerie de l’homme. » Pourtant Marcelle n’avait certes pas à gagner sa vie. Alors ?… Perplexe, il ne savait que penser. Le brave capitaine en était là bien souvent depuis son retour ; la vie rude et solitaire qu’il avait menée en Afrique avait si peu de rapports avec les complications multiples de ces existences parisiennes factices, raffinées à l’excès ! Il se sentait au milieu du monde en général, dans l’état d’âme d’une espèce de Huron. Tout lui paraissait différent de ce qu’il se rappelait d’autrefois. Était-ce parce que jeune il ne savait point regarder, ou bien des transformations profondes s’étaient-elles opérées en si peu d’années ? Salvy, auquel il soumit ses perplexités, lui cita Stuart Mill : le caractère particulier du monde moderne c’est que l’homme ne naît plus à la place qu’il occupera dans la vie et qu’il emploie tous les moyens pour se procurer le sort qu’il peut désirer.
— Tel que vous êtes, vous faites bien de vouloir retourner aux colonies, aux pays barbares, ajouta Salvy ; vous êtes encore du vieux monde, vous appartenez aux espèces disparues ; vous tenez à la tradition, à l’ordre établi, vous vous sentez dépaysé au milieu de la bande des arrivistes, des carriéristes, parmi lesquels, pour nous achever, il se glisse aujourd’hui des femmes.
Existait-il donc entre Salvy et sa femme des rivalités de métier ? Il fallait une grande ingénuité pour supposer chose semblable et on eût bien étonné l’auteur des Hymnes aryennes en lui disant qu’il pouvait envier quelque chose à Tchelovek ! Cependant le soupçon de Robert n’était pas tout à fait dépourvu de bases. Salvy en voulait, sans le savoir, à l’aisance et à la fécondité d’un travail ininterrompu, quelque peu de valeur que pût
