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tude d’aller assidûment chez Marcelle était reprise. Il ne chercha pas de nouveaux prétextes et s abandonna au courant. Il avait, comme autrefois, besoin de la voir, bien qu’elle ne fut plus que l’ombre pâlie d’elle-même ; l’immatérialité du sentiment qu’il éprouvait eût rassuré sa conscience, s’il s’était avisé de l’interroger, et Marcelle semblait, avec tout aussi peu de remords, heureuse des occasions de rencontre. Mme Hédouin n’avait pas été sans constater qu’elle venait plus souvent la voir depuis l’arrivée de l’Africain, mais l’excellente mère avait bien moins de scrupules encore que les deux principaux intéressés. Qu’aurait-elle craint puisque le mariage tant redouté par elle, comme peu avantageux, était devenu impossible ? Elle eût beaucoup mieux accepté, le cas échéant, une liaison passagère, mais momentanément assez forte pour retenir son fils en France, à la condition, bien entendu, qu’elle pût faire semblant de ne se douter de rien. Et pourtant Mme Hédouin se croyait vertueuse. Robert, sans aucune prétention à la vertu, était bien plus loin qu’elle de toute arrière-pensée, simplement reconnaissant, après les années de famine, des miettes qu’il recueillait sous forme d’affection fraternelle. Marcelle avait une façon de s’écrier en le voyant arriver : — Vous voilà donc ! je me donne congé ! — qui lui rappelait sa gentille, accaparante et impérieuse petite cousine en robe courte et cheveux flottans.

La femme qu’elle était aujourd’hui, prématurément vieillie au physique, mais toujours prompte à jouir de tout, avec une fraîcheur sans égale, redevenait cette fillette qu’il avait portée dans ses bras pour lui faire franchir les mauvais pas et grimper les pentes trop rapides. Comme il eût voulu recommencer ces prouesses, la forcer à s’appuyer sur lui ! Et ils parlaient gaîment du vieux temps, en faisant assaut de mémoire. Mais, d’un accord tacite, leurs souvenirs s’arrêtaient à l’enfance. Du reste ces épanchemens avaient presque toujours des témoins. Le soir, à tels jours fixes où Salvy dînait au cabaret avec des camarades, la jeune femme était libre de recevoir son monde à elle « les ennuyeux, » les artistes « moyens et tempérés, » comme les appelait Salvy qui formaient « le clan de Tchelovek ; » on causait, on faisait un peu de musique. La jolie voix de Nicole, un soprano peu étendu, mais d’une fraîcheur ravissante, gazouillait sans beaucoup d’art de vieux airs français, et Robert, — la présence des mêmes objets, des mêmes meubles y aidant, — Robert croyait se retrouver dans le salon de sa tante des Garays avant l’Afrique, avant l’inexplicable faiblesse