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lf:s deux vies. 99 Josette qui grimpent l’escalier, se posent sur les fleurs du tapis. Eugène, le valet de chambre, ou bien Céline l’accompagnent. Et voilà la grand’mère Le Hagre, toujours là le jeudi. Elle ouvre les bras : « Bonjour, ma petite chérie, comme tu as froid, on ne te couvre donc pas! Viens vite te chauller, ton papa t’attend ! » Et Josette revoit l’appartement tel qu’elles l’ont laissé en partant : il n’y a que sa mère en moins, et Lischen, que, pru- demment. Le Hagre a fait filer en Allemagne. Que peut penser Josette, de rentrer dans sa maison, leui maison, et d’y retrouver son père, sa grand’mère, les domes- tiques, les meubles, les jouets, la vie familière qui sonne l’heure aux pendules, vient se frotter à elle dans le gros dos du chat noir, si méchant? « Tu vois, Mistigri te reconnaît, dit M"*" Le Hagre. Il t’aime bien, Mistigri! Ici, tout le monde t’aime! » Tout ce que son père peut lui dire, à cette innocente!... Interrogations perfides, insinuations déguisées. L’immoral, le monstrueux partage! Pendant qu’elle est chez lui, ils ont le droit de la troubler à leur aise : un bonheur encore, qu’elle soit si petite; les impressions glissent; mais qu’est-ce que ce sera, dans deux ans, trois ans? Il y a dans le mensonge une telle séduction, une telle force de mirage : toute vérité est pauvre et faible à côté. Gela encore ne serait rien : le plus cruel, c’est ce reflet fugi- tif, de nuage qui vole, quelle a saisi souvent sur le frêle visage, dans les yeux do ciel, l’inexprimable de cette âme d’enfant qui sent un malaise sans s’expliquer pourquoi, qui devine obscuré- ment qu’il s’est passé quelque chose de grave entre ses parens ; mais quoi? Elle a bien fait une ou deux questions; mais les mots, pour Josette, n’ont pas encore leur sens; elle n’entend, ne retient d’eux qu’une résonance de mystère; elle sait que sa mère est malheureuse, que son père se dit malheureux; puis elle joue, et elle oublie. Mais l’impression confuse demeure. Et Francine songe à cette belle phrase d’Olive Schreiner : « Les âmes des petits enfans sont des choses merveilleusement d(licates et ten- dres ; elles gardent à tout jamais le reflet de l’ombre qui la pre- mière tombe sur elles : c’est celle d’une mère. » Et elle se répète : « C’est à mon ombre seule qu’elle devrait pouvoir grandir! » Josette rit, s’amuse, apprend à lire, à écrire, à compter, possède déjà un minuscule trésor de connaissances; en apparence, rien de changé en elle, et pourtant elle subit les influences contra-