Page:Revue des Deux Mondes - 1902 - tome 11.djvu/83

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LES DEUX VIES. 77 cinq ou six, de vérités : la vôtre, qui n’est pas celle de votre mari, celle que poursuivra dans sa procédure mon confrère, M X... ou Y..., la mienne, celle des avocats, des assesseurs, du subs- titut et, ne l’oublions pas, celle du Président, puisqu’en défini- tive, c’est la seule qui compte ! La vérité, mais elle n’est pas une; elle est, comment dirai-je? à facettes... Tenez, votre cause, que vous êtes, hélas ! à même de connaître, eh bien ! je n’en ai si bon espoir que parce que je sais le parti que nous en saurons tirer ; il va nous falloir la mettre en lumière, rassembler les faits, dé- gager leur physionomie, combiner les effets de plaidoirie, lui faire rendre enfin tout ce qu’elle peut donner... Francine le regarda et put constater qu’il ne se moquait pas. Il parlait selon sa profession, en tout brave homme, et le plus naturellement du monde. — Si la vérité varie avec chacun, dit-elle, ne parvenant pas à sourire, vous ne doutez pas de la justice? Il n’y en a qu’une, j’espère. — Qu’une à la fois, très certainement, dit Herbelot avec un grand sérieux. Sur le fond, celle des premiers juges; celle des juges d’appel, si l’on y recourt; sur la forme, celle de la Chambre des requêtes, puis de la Chambre civile, pour peu qu’on se pour- voie en cassation; parfois celle d’une nouvelle Cour d’ap})eL Toutes ces justices se contredisent parfois. Mais, en fin de compte, vous dites bien, il n’y en a qu’une, celle qui prend force de chose jugée et devant laquelle tout le monde s’incline, parce qu’il faut bien en finir. Aussi est-il essentiel, d’abord, de bien commencer; car rien ne sera indifférent, votre attitude, vos démarches, vos écrits, vos paroles, le choix de votre avocat. Qui prendrez-vous? Avant tout, quelqu’un qui ait l’oreille du tribunal. Le nom qu’elle prononçait lui fit ccarquiller les yeux : — Un de nos grands maîtres d’assises ! Comme vous y allez ! Bon, si vous aviez tiré sur votre mari un coup de revolver! Per- sonne n’a d’aussi beaux rejets de toge et ne déclame aussi pathé- tiquement. Mais pour un divorce ! A un second : — Voulez-vous perdre votre procès?... Certes, il ne laisserait pas une bouchée de M. Le Hagre, il vous le dépècerait, le ron- gerait, le grignoterait si bien et au milieu d’un tel silence dé- daigneux qu’on entendrait craquer les os; mais le tribunal, qu’il a souvent égratigné, ne peut le souffrir et déboute tous ses cliens.