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parfaitement lui-même et d’avancer vers la civilisation, si lentement que ce soit, par des moyens qui sont à lui. Il n’en est pas moins vrai que la marche générale des choses contrarie quelquefois ce progrès particulier ou même peut l’arrêter ; ainsi l’observateur le plus superficiel ne manquera pas de discerner qu’il est devenu impossible d’exercer l’industrie à domicile dans les mêmes conditions que par le passé, les circonstances économiques s’étant modifiées profondément. Autrefois le paysan achetait lui-même la matière brute, puis vendait lui-même au marché l’objet fabriqué. Les manufactures se sont multipliées depuis, les lignes de chemins de fer se sont ouvertes ; sur l’aile de la vapeur arrivent, avec les néfastes influences des villes, les marchandises confectionnées à la machine, et le travail manuel que n’aide pas celle-ci ne peut soutenir la concurrence.

En outre, les intermédiaires entre le producteur et l’acheteur ont surgi dans les villages russes et se font la part du lion ; ils procurent au paysan les matériaux indispensables, l’amènent à s’endetter et se font livrer à un prix déterminé, le plus bas possible bien entendu, l’objet revendu dans les magasins permanens qui presque partout nuisent fort aux bazars. Ce que c’est que le bazar vieux style, on l’apprend à Moscou. Il y en a dans toutes les parties de la ville et l’étranger qui passe croit à une émeute en présence de ce tumulte où domine la foule des paysans. Est-on tout de bon dans une grande ville, presque une capitale ? Je me suis posé cette question devant les bazars qui se tiennent dans l’interminable rue des Jardins (Sadovaia) enroulée sur un espace de douze kilomètres autour du centre de la ville, là où se dressaient autrefois les remparts de terre du Zemlianoïgorod. La haute silhouette d’une tour énorme, celle du Château d’eau, domine une grande place, la place Soukharev. Ce jour-là y débordait, jusque dans les rues avoisinantes, un amoncellement invraisemblable de meubles, parmi lesquels les coffres en bois peint, garnis de fer-blanc, et des montagnes d’étoffes, de vaisselle, de cuillères de bois, de victuailles, de vêtemens, d’ustensiles de ménage, avec tant d’autres choses qu’il était difficile de croire en les regardant que Moscou eût en outre quantité de marchés spéciaux, y compris celui des fripiers qui doit être aussi celui de la vermine.

Les mouchoirs à fleurs flottaient de tous côtés, les verroteries s’accrochaient aux échoppes en longs festons étincelans, les