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sa prodigieuse facilité à trouver des rythmes et des mélodies, tandis que lui-même, d’année en année, se désolait davantage de la faiblesse de son invention musicale ?

Toute sa vie, du reste, il avait eu à lutter contre ce défaut naturel : et je ne crois pas qu’aucun musicien, si ce n’est peut-être Hændel, ait aussi souvent « plagié » autour de lui les motifs de ses œuvres, — sauf ensuite, pour Hændel comme pour Beethoven, à soulever des mondes à l’aide des misérables outils ainsi empruntés. Et maintenant, aux dernières années de sa vie, la moindre ligne à écrire lui valait des semaines d’hésitations, de fatigues, d’angoisses ; comment n’aurait-il pas éprouvé quelque jalousie à l’endroit d’un musicien qui, spontanément, sans l’ombre d’efforts, et du matin au soir, improvisait des sonates, des symphonies, des quatuors, plus riches en mélodie et plus longs que les siens ?

Mais ce grand homme avait le cœur si noble qu’un sentiment comme celui-là aurait eu de quoi, plutôt, lui faire rechercher l’amitié de Schubert. Si réellement il s’est refusé de parti pris à cette amitié, c’est qu’il aura eu contre son jeune rival d’autres griefs encore qu’une jalousie toute personnelle. Et, en effet, il n’a pu manquer de sentir que, avec tout son talent, Schubert achevait de gâter, de désorganiser, de corrompre et de tuer la musique, telle que lui-même, Beethoven, la comprenait et l’aimait, telle que l’avaient patiemment constituée, avant lui, quatre ou cinq générations de maîtres de génie. Avec l’ensemble séculaire de ses règles et de ses traditions, cette musique était devenue un puissant appareil de beauté artistique, capable tout à la fois, — l’exemple de Mozart l’avait bien montré, — d’exprimer dans leurs nuances les plus fines tous les sentimens humains, et de les revêtir d’une grâce, d’une pureté, d’une harmonie merveilleuses. Depuis la statuaire antique, aucun art n’était parvenu à une perfection aussi riche, ni aussi profonde. Sans compter que, sous les règles et les traditions extérieures, cette musique en avait d’autres, plus intimes, qui prêtaient à ses moindres détails une signification propre. Les diverses parties d’une sonate ou d’une symphonie étaient réunies entre elles par un bien secret : chaque tonalité, chaque rythme avait pris un caractère spécial, qui comportait un mode spécial d’expression et de beauté. Tout était simple, clair, organisé, vivant. Et sans doute, aux dernières années du XVIIIe siècle, un vent de révolution avait soufflé sur ce délicat édifice de la musique de Bach et de Hændel, de Gluck et de Mozart. Beethoven lui-même, alors, avait eu des aspirations « romantiques : » il avait essayé de rompre l’entrave