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n’en savons rien. Quoi qu’il en soit, Krasinski nous avoue qu’il en est réduit, « seul dans une misérable chambre de la misérable auberge Goldener Hirsch de la misérable ville de Munich, à suicider son âme à force de tournions et de souvenirs. »

Ainsi, cette déchéance entraîne avec elle son châtiment. Krasinski est bien obligé de le reconnaître.


Je suis maintenant plongé dans la plus profonde apathie, dégoûté de tout, haïssant jusqu’au nuage qui passe au-dessus de ma tête et demandant à Dieu, à la nature, à la société humaine, à l’univers, quelque chose qui puisse remplir mon cœur, combler le vide de mon âme. Creuse et vide est mon âme. Je ne suis qu’un sépulcre blanchi. Mes idées ne valent pas la pourriture des os des morts. Tous les jours, je deviens plus seul, plus isolé dans le monde ; à chaque moment, j’ai moins de choses en commun avec les hommes. Tout ce qui leur arrive en outre ne m’arrive à moi qu’en partie. Leurs plus simples jouissances renferment de gigantesques obstacles pour moi et, d’un autre côté, mes désirs, mes passions sont incompréhensibles pour eux. Ils ne savent pas comment m’appeler ; un jour, ils disent : « c’est un fou, » puis : « c’est un enfant, » puis : « c’est un démon. » Et qu’en savent-ils, et qu’en sais-je moi-même ? Je ne sais que le poids qui m’accable, que l’ennui qui me dévore, que les désirs effrénés qui m’agitent. Je voudrais me dissoudre dans quelque chose que j’aimerais comme une sainte aime Jésus-Christ. Je voudrais qu’il m’arrivât ce qui advint à Sémelé quand Jupiter dans sa gloire descendit au chevet de son lit. Elle devint cendre à force d’avoir été flamme ; à force d’avoir éprouvé et senti, elle devint néant. Et moi, je suis quelquefois si proche du néant que j’ambitionnerais, pour me remettre, pour me relever, les sensations d’un demi-Dieu.

… Il y a des sentimens infernaux qui se glissent parfois dans le cœur de l’homme. La douleur physique vous fait revenir à Dieu et lever vers lui les yeux pour qu’il ait pitié de vous. Mais la douleur morale vous repousse, vous éloigne du ciel. Dans une âme qui se dévore, qui se retourne sur elle-même et n’avance pas, il y a des œuvres sataniques, des appétits d’orgueil sans bornes, des hallucinations de vengeance contre ce qu’il y a de plus puissant dans l’univers. Vous serez étonné d’entendre parler ainsi l’homme qui croyait et espérait réellement en Dieu ; mais j’ai marché vite sur une route fatale, Je suis devenu la proie de mes désirs et de mes passions ; rien n’a pu me contenter. J’ai tué ma vie aussi bien sur le chemin du mal que sur celui du bien…

J’ai vu aujourd’hui un paysan polonais, sale et décrépit, qui, le bourdon à la main et deux coquilles de pèlerin sur le dos, était venu à pied de Varsovie jusqu’à Rome pour aller s’agenouiller au tombeau de Saint-Pierre. Quand je le vis, je lui enviai son voyage et l’idée qui l’avait si puissamment poussé. Donnez-moi une idée pareille, et je ferai encore un monde.


L’amour adultère a fait du poète un simple détraqué. Chez ce détraqué, la perversion morale confine avec un mysticisme