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nombre assez considérable de nos compatriotes. C’est un fait à noter d’autant plus qu’il est rare. Presque tous représentent de grandes maisons lyonnaises, s’occupent du commerce des soies dont Canton est un des principaux marchés. Plusieurs d’entre eux nous accompagnent un soir à la visite des bateaux de fleurs.

Par une nuit noire, dans une barque à six rameurs, nous filons sur les eaux sales du fleuve, remontant avec peine un fort courant. Au bout d’un quart d’heure nous accostons les fameux bateaux, sortes de grands pontons ancrés dans la rivière, à côté les uns des autres, formant toute une ville illuminée et basse, d’où viennent, par instans, des sons de musiques vagues, de voix humaines ténues et frêles. Chaque bateau supporte une maison de bois contenant plusieurs salles où l’on joue, cause, mange ou fume. De fleurs, il n’y en a que dans l’imagination des voyageurs et des poètes. La plupart de ces établissemens ne sont pas ce qu’un vain peuple pense. Ce sont des sortes de restaurans, correspondant, pour les habitans de Canton, au café de Paris ou à Armenonville. On loue le bateau pour une nuit afin de s’y amuser d’une manière discrète et monotone dont la joie nous échappe et y recevoir ses amis. De jeunes personnes vêtues de bleu, avec une coiffure à bandeaux brillante et lustrée comme un casque où pendent quelques fleurs, sont là pour charmer la pensée ou les yeux. Plus intelligentes, plus instruites que les femmes honnêtes qu’on maintient en Chine dans une grossière ignorance, elles restent assises sur des chaises ou des sophas, causant d’un air placide, jouant aux dominos ou aux cartes, buvant du thé. Et elles chantent d’une voix grêle, en s’accompagnant d’un violon à une corde ou d’un petit tambour, de longues mélopées traînantes dans un demi-ton faux, qui ont cependant un certain charme d’exotisme et d’étrangeté. Il va sans dire que ces femmes ne sont pas des Lucrèces et que leur vertu ne tient qu’à un fil. Mais quand un riche Chinois s’éprend de l’une d’elles, les préliminaires durent souvent longtemps. Les Célestes aiment à s’attarder aux bagatelles de la porte et à savourer leur bonheur. Ils sont trop sensés pour cueillir la fleur d’amour à peine éclose ; ils préfèrent la voir peu à peu croître et s’épanouir, pour en mieux respirer le parfum.

Je suis entré dans plusieurs de ces maisons et de ces salles. Partout, à l’exception de quelques fumeurs d’opium dormant sur des nattes, j’ai trouvé une tenue décente et calme, discrète