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des portes du Grand Océan, l’un des passages de cette grande voie maritime qui fera le tour du globe et dont Suez est l’autre issue.

Que d’ailleurs l’ouverture de Panama doive produire une révolution dans le commerce européen et modifier radicalement ses routes, c’est ce qui reste fort douteux. La voie nouvelle facilitera l’accès de la côte occidentale des deux Amériques, mais elle n’enlèvera rien au transit de Suez et ne détournera pas de son chemin habituel le trafic des Indes, de l’Extrême-Orient, et même de l’Australie. De Liverpool à Sydney, à Chang-haï ou à Yokohama, la distance est moins longue par Suez que par Panama, et surtout les bateaux qui suivent l’ancienne ligne ne cessent pas de côtoyer les terres et trouvent partout du fret et du charbon, tandis que la nouvelle route coupe, d’Est en Ouest, les deux océans, presque sans rencontrer d’autre terre que l’Amérique centrale. L’achèvement du canal de Panama ne diminuera donc pas l’importance de la Méditerranée ou du canal de Suez, mais elle augmentera, dans des proportions énormes, l’activité des ports de la côte occidentale des Amériques, et surtout elle mettra la Nouvelle-Orléans et New-York en relations avec le Pacifique et les marchés du monde jaune. Les forces navales de l’Union s’en trouveront doublées. Ainsi le canal de Panama est, pour les Etats-Unis, un instrument d’impérialisme conquérant ; en assurant au pavillon étoile la suprématie dans le Pacifique, il réalisera la prédiction audacieuse du président Roosevelt ; sa politique actuelle dans l’Isthme est la conclusion logique de ses discours de Watsonville et de San Francisco.

Depuis longtemps d’ailleurs, aux Etats-Unis, l’opinion publique et le gouvernement considèrent le canal interocéanique comme une voie américaine, dont la surveillance ne peut appartenir qu’aux Etats-Unis ; depuis longtemps ils réclament l’application au canal de la doctrine de Monroë. Dès 1883, le publiciste allemand Rudolf Meyer, au retour d’un voyage d’études en Amérique, écrivait que les Etats-Unis ne reculeraient même pas devant une guerre pour empêcher qu’une puissance européenne pût avoir un droit de contrôle quelconque sur un canal américain[1] ; il citait un discours caractéristique du sénateur

  1. Docteur Rudolf Meyer, Die IJrsachen der Amerikanischen Concurrenz ; Berlin, 1883, Hermann Bahr, chap. XIX, p. 207 et suiv.