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Le 26, second dimanche du carême, Lorenzino, précédé d’un homme armé et suivi d’Alexandre Soderini, « allant l’un devant l’autre comme des grues », s’en fut par terre entendre la messe à Saint-Paul. Nouvelle affaire, la dernière. Nous transcrivons partie du rapport, de Cecchino à Cosme :


… Je vis Laurent sortir de l’église et prendre son chemin par la grand’rue, puis sortit Alexandre Soderini. Je m’en allais derrière eux tous, et quand nous fûmes au lieu marqué, je sautai devant Alexandre, le poignard à la main, disant : « Courage, Alexandre, allez-vous-en au diable, nous ne sommes pas ici pour vous. » Lui alors me saisit par la taille et me prit le bras, et il me tenait ferme en criant sans relâche. Je vis que j’avais mal fait de vouloir épargner sa vie…


Suit un duel à mort entre ces deux hommes. Enfin, Alexandre Soderini a la main tranchée net et reçoit une terrible blessure à la tête ; sur quoi, il demande la vie pour l’amour de Dieu. Cecchino continue :


Et moi qui étais en peine de ce que faisait Bebo, je le laissai entre les bras d’un gentilhomme vénitien, qui le retint, pour qu’il ne se jetât point dans le canal.

En me retournant, je trouvai que Laurent était sur ses genoux et se redressait, et alors, furieux, je lui assénai un grand coup de tranchant sur la tête, et la lui ayant divisée en deux, je retendis à mes pieds, et il ne se releva plus…


Si fait : Lorenzino mort, il se relève, ou plutôt, on le relève, et il se reprend à agir et à discourir. Ce n’est pas là miracle, on le pense. Mais romantiques, romanesques et romanciers, poètes et prosateurs, un homme d’Etat même, fils de la Révolution française et pères du Risorgimento, — Alfieri et Leopardi, Musset, G. Sand, Dumas père et M. Emile Ollivier, — ont galvanisé ce cadavre et lui ont fait exprimer leurs raisons personnelles d’exalter ou de flétrir la « vertu » du tyrannicide. Ainsi Lorenzino avait fait des Brutus, en se constituant, à l’imitation de l’Ancien, le vengeur de la pudicité des Lucrèces florentines, et, à l’imitation du Jeune, l’exécuteur des hautes œuvres de la liberté toscane ; ainsi aimons-nous à faire nous-mêmes des héros défunts, en leur prêtant nos passions, nos appétits, nos idées ; notre manie de les commémorer n’en est qu’une de les travestir à notre mode, afin de transmettre l’autorité de leur exemple à nos volontés et à nos actions. Cette remarque, pour fondée qu’elle