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question de Pologne qui l’a rompue en ses commencemens et la pourrait rompre encore.

C’étaient des raisons d’Etat, Alexandre en connaissait la valeur. Mais il n’abandonna pas son rêve favori, et il continua d’en préparer sous-main la réalisation. C’est ainsi qu’il offrit à la Prusse l’acquisition de la Saxe en compensation des provinces ci-devant prussiennes du duché de Varsovie, qui passeraient à la Russie, et qu’il tâcha de connaître quelles indemnités réclamerait l’Autriche en échange des parties de la Gallicie qu’il annexerait. Ces arrangemens se reliaient directement à ces deux grandes affaires : la coalition à nouer et le partage des dépouilles de la France, c : est-à-dire les conditions de la paix à imposer à Napoléon. Dans l’Europe nouvelle, arrachée à la suprématie française, destinée à la suprématie russe, jusqu’où pousserait-on le refoulement de la France ? Alexandre consulta Roumiantsof et Nesselrode, le chancelier en titre et le jeune secrétaire d’Etat qui s’insinuait de plus en plus dans la confiance du tsar.

Roumiantsof opina que la Russie avait reçu d’en haut la « mission céleste » de délivrer et de pacifier l’Europe ; de « labourer avec péril dans le champ de la commune européenne ; » mais les autres puissances chercheraient à lui enlever toute part à la récolte. Il importait donc que la Russie opérât seule et se payât à sa convenance. Nesselrode émit un avis sensiblement différent. La Russie, selon lui, ne pourrait seule accomplir la tâche : or, elle n’a pas fait cet effort immense et remporté cette immense victoire pour s’arrêter là. « Les cordes sont tendues autant que possible. C’est donc un état de paix stable et solide que réclament les intérêts bien entendus de la Russie, après que ses succès contre les armées françaises ont garanti sa conservation et son indépendance. » « La manière la plus complète dont ce but pourrait être atteint serait, sans doute, que la France fût refoulée dans ses limites naturelles ; que tout ce qui n’est pas situé entre le Rhin et l’Escaut, les Pyrénées et les Alpes cessât d’être, soit partie intégrante de l’empire français, soit même sous sa dépendance[1]. » Aux yeux de la Russie, l’Escaut est une limite aussi naturelle que la Meuse ou la Moselle, et de même le Rhin, le long de l’Alsace, que le long des anciens électorats de Mayence et de Cologne. Il s’agit donc ici des anciennes limites, portées du côté

  1. Mémoire de Nesselrode, décembre 1812.