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passage à l’ordre du jour, eût, dès le lendemain, payé sa félonie par la perte de son mandat. Ce suffrage universel que vous vous vantez d’avoir conquis de haute lutte sur les barricades, vous fut donné par Napoléon III : votre République est un cadeau de Bismarck. Vous vous vantiez, vous, Jaurès, d’avoir, au prix de votre popularité, en combattant le chauvinisme de la revanche, sauvé la paix du monde. Et vos amis votent le budget de la Guerre et de la Marine, les fonds secrets !… Autant de raisons pour lesquelles le Congrès doit fixer des règles à la politique socialiste internationale. »

Les deux conceptions contraires de la théorie et de la tactique socialistes s’exprimèrent par ces deux discours. La doctrine marxiste, défendue par Bebel, considère les formes politiques comme subordonnées, et n’accorde d’importance qu’aux transformations économiques ; M. Jaurès attribue à la République bourgeoise la vertu mystérieuse de réaliser peu à peu le socialisme.

Il n’y a pas lieu de discuter les interprétations historiques de Bebel sur l’origine du suffrage universel et de la République, ni de comparer les avantages ou les inconvéniens de la forme républicaine et de la forme monarchique. D’autant que Bebel émettait un avis diamétralement opposé, il y a un an[1]. Une monarchie, en effet, comme l’écrit Kautsky, est un obstacle de plus à vaincre pour le prolétariat. De là l’avantage d’une République. Mais sous une République, d’autre part, la haine de classe est plus développée, et la bourgeoisie est moins scrupuleuse : elle cherche à écraser brutalement le prolétariat, ou à le tromper et à le corrompre. Mais la thèse de M. Bebel est parfaitement fondée, lorsqu’il constate que le progrès social n’a pas suivi en France le progrès politique. Et c’est justement cette priorité du progrès politique qui a entravé le progrès social. Sous la pression des masses populaires, le gouvernement de Louis-Philippe allait entreprendre des réformes ouvrières, lorsqu’il fut

  1. Dans un article sur la question de la vice-présidence au Reichstag, Bebel combattait contre Vollmar la thèse qu’il a soutenue à Amsterdam contre M. Jaurès. Il déplorait que l’Allemagne ne fût pas en République… si bleue que pût être cette République, et il ajoutait, s’adressant à Vollmar : « que diraient nos camarades français, s’ils entendaient votre langage ? » — M. Jaurès, de son côté, conseillait aux socialistes allemands de revendiquer cette vice-présidence, même au prix d’une visite à Guillaume II. Les rôles étaient donc alors renversés. Bebel aspirait à la République, M. Jaurès voulait qu’on se rapprochât de la monarchie.