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dont se réjouissaient quelques néo-républicains infidèles à la tradition des ancêtres : « J’ambitionne les victoires pour nos Français. Je plains le parti, s’il en est qui pensent autrement. Il ne manquerait plus que de perdre le sens moral après avoir perdu tant d’autres choses. » Ne disait-il pas à ce moment même à Rochefort, dans sa chambre d’exil de La Haye : « Si cela devait finir par l’invasion, j’aimerais encore mieux vingt ans d’Empire. » Supposer qu’un jour ce généreux parti républicain, auquel mon cœur appartenait encore, mettrait son espérance dans les malheurs de la patrie et commettrait le lâche attentat de frapper dans le dos un souverain tombé sur le champ de bataille le drapeau de la France à la main, cela m’eût paru une prévision sacrilège que je ne me serais pas pardonnée.

La Révolution n’était donc pas nécessaire ; elle était contraire aux intérêts de la nation ; elle n’avait aucune chance de succès. La haine seule pouvait la souhaiter. Certes, nul plus que moi, n’avait le droit de haïr[1] : Louis-Napoléon président m’avait destitué de mes fonctions de préfet ; son gouvernement avait emprisonné à Mazas un frère bien-aimé, avait traîné dans les casemates, condamné à la transportation, puis exilé mon père ; un alibi opportun seul m’avait fait échapper à la proscription de ma famille, mais un arrêt de suspension m’avait privé du bénéfice de ma profession d’avocat, et, pour pouvoir envoyer à l’exilé le pain quotidien, j’étais condamné à un pénible professorat de douze heures par jour ; depuis, lorsque, ayant surmonté la difficulté des débuts, ma profession devenait enfin lucrative, j’avais été de nouveau frappé d’une suspension ; puis, au lendemain du jour où l’Empereur m’avait demandé mes conseils, offert un ministère, écrit « qu’il trouverait ses inspirations d’autant meilleures qu’elles seraient conformes aux miennes, » son ministre d’État, décoré par lui d’une plaque de diamans, me traquait comme une bête dangereuse et soldait un écrivain sur les fonds secrets pour me vilipender. Non, nul n’avait plus que moi le droit de haïr. Je n’ai pas voulu en user. « Si la haine répond toujours à la haine, a dit un proverbe indien, la haine ne finira jamais. » J’étais entré dans la vie politique, — chimères si l’on veut, mais c’est ce qui m’y avait engagé, — pour travailler à l’abolition de la haine par la tolérance

  1. Empire libéral, t. V, p. 95.