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et Gerontius, c’est pour nous un malheur, ne connut la jeune Mélanie, qu’au temps où elle commençait délibérément à s’exproprier de ses propres richesses. Il nous dit bien comment Mélanie fit profiter les pauvres de son argent ; il ne nous dit pas comment auparavant elle en profitait pour elle-même.

Telles quelles, et malgré les lacunes que l’histoire sociale peut regretter, les pages de Gerontius nous aident à connaître mieux cette période de transition durant laquelle, dans l’Empire, deux sociétés et deux mondes coexistaient : l’une, la société païenne, régnant encore, en fait, par la survivance de ses mœurs et de ses institutions sociales ; l’autre, la société chrétienne, essayant d’insinuer et même d’imposer ses aspirations et ses inspirations, ses doctrines et son esprit. Marcelle, la moniale de l’Aventin ; Paule et Eustochie, les moniales de Bethléem ; Fabiola, la pénitente de Rome, étaient jusqu’ici, grâce aux lettres de saint Jérôme, les seules figures féminines sur lesquelles s’attachât longuement le regard de l’histoire : avec son éloquence enflammée, avec son emphase sincèrement exubérante, saint Jérôme a su prosterner devant elles le respect de l’avenir. Mélanie désormais prend place à leurs côtés ; et si ce n’était leur faire affront à toutes, d’évoquer, pour les mieux comparer, le souvenir de leur période mondaine, volontiers nous inclinerions à dire que, dans cette troupe d’humiliées volontaires, Mélanie aurait quelque litre à la préséance, puisqu’elle n’égala toutes les autres par l’héroïsme de l’abdication qu’après les avoir toutes surpassées par l’immensité de l’opulence, et puisqu’en s’immolant à leur suite, elle sacrifiait, en fait, beaucoup plus… Mais que valaient, aux yeux de Mélanie, les biens qu’elle sacrifiait ?


III

L’esprit de détachement et d’appauvrissement devait, dans la Rome impériale, compter avec les exigences des lois. Interprètes austères de certaines susceptibilités morales, elles gênent habituellement ceux qui voudraient à tout prix s’enrichir ; il semble qu’au Ve siècle, elles aient surtout gêné ceux qui voulaient devenir pauvres. Rien alors n’était plus malaisé que de se vouer à l’indigence ; les phrases coutumières des moralistes sur la servitude du riche à l’endroit de ses propres richesses, sur la captivité dans