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là aux suivantes : ils demandèrent des suites, des contrefaçons et des recommencemens. » Le contact était désormais établi et, si je puis ainsi dire, les communications assurées. Au cas où, peut-être, ils sentiraient tarir l’abondance de leur invention, des sources nouvelles étaient désormais ouvertes à nos conteurs, où ils pouvaient librement puiser. Traduction, paraphrase, imitation directe, adaptation plus subtile, appropriation et « démarquage, » tous les procédés étaient permis à l’égard de ces textes, qui n’étaient généralement l’œuvre de personne. Nulle question ici de « plagiat » ni de priorité. Mais, au monde gréco-latin, sur lequel il semblait que l’on vécût, et que l’on commençât de se lasser de vivre, depuis deux cent cinquante ans, c’était un monde nouveau qui « s’annexait. » Quel parti la littérature française en allait-elle tirer ?

Elle n’allait point, cette fois, procéder par imitation ou transposition directe, comme elle avait fait naguère quand, au commencement du XVIIe siècle, elle avait emprunté à la littérature espagnole la veine du roman picaresque[1]. Mais, conformément à des habitudes classiques invétérées, on allait se composer une « idée » générale de l’Orient, comme autrefois l’hôtel de Rambouillet s’en était formé une du « Romain, » qui est celle que l’on retrouve dans les tragédies de Corneille, et aussi dans les discours des hommes de la Révolution. En étendant jusqu’aux Indes et jusqu’en Chine le domaine du nouvel Orient, on allait se le représenter précisément sous la figure des Mille et une Nuits, comme la contrée du mystère et du luxe, un Orient resplendissant de perles et de pierreries, Aladin ou la Lampe merveilleuse, et surtout comme le pays de la vie licencieuse et des amours faciles. Et qu’on ne dise pas qu’à tout le moins, c’est sous d’autres traits pourtant qu’il s’offre à nous dans la Zaïre ou dans le Mahomet de Voltaire. La Zaïre de Voltaire n’est encore qu’une « turquerie » classique, et son Mahomet qu’un pamphlet, où d’ailleurs je ne nie pas qu’on puisse relever, chemin faisant, quelque intention de faire de la « couleur locale. » Mais considérez les Lettres Persanes de Montesquieu, les romans du jeune Crébillon, quelques-uns des Contes de Voltaire lui-même, Zadig et surtout la Princesse de Babylone, les Trois Sultanes de Favart, qui sont bien le vaudeville le plus pimpant, le plus parisien, et le plus impertinent du monde, les inventions saugrenues de l’abbé de Voisenon, et ce que vous y trouverez d’uniquement

  1. Ce n’est pas en effet de Lesage et de son Gil Blas, mais de Chapelain et de sa traduction de Guzman d’Alfarache, que date en France la popularité du genre picaresque.