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soixante ans il gouverne l’Autriche. Son règne a été intimement mêlé à toutes les péripéties de l’histoire de l’Europe : aussi a-t-il été très mouvementé et on ne peut pas dire qu’il ait été heureux. La fortune s’est à plusieurs reprises acharnée contre l’Autriche et contre son empereur ; mais l’Autriche est restée grande et forte, et l’Empereur, que la simplicité et la dignité de sa vie ont rendu sympathique à tous, a conservé l’amour de ses peuples et s’est attiré le respect du monde entier. Il est aujourd’hui le patriarche des souverains. Son jubilé vient d’être fêté à Schœnbrunn, à la porte de Vienne, et, certes, la fête qui a eu lieu à cette occasion n’a pas été banale.

On y a vu Guillaume II, accompagné ou plutôt suivi d’un grand nombre de rois et de princes allemands, venir s’incliner devant la majesté un peu mélancolique du vieux souverain et l’entourer d’une vénération qui était à coup sûr très sincère, car François-Joseph ne saurait inspirer un autre sentiment, mais dont les manifestations, lorsqu’on songe au passé, avaient quelque chose d’imprévu. L’impératrice d’Allemagne avait accompagné son mari, ainsi que le prince Auguste-Guillaume et la princesse Louise de Prusse. Puis venaient le prince régent de Bavière, le roi de Saxe, le roi de Wurtemberg, le grand-duc de Bade, le grand-duc de Mecklembourg-Schwerin, le grand-duc d’Oldenbourg, etc., etc., enfin toute l’Allemagne, de sorte que François-Joseph, s’il avait été frappé subitement d’amnésie, si sa mémoire avait été momentanément suspendue, aurait pu croire qu’il portait encore la couronne de l’Empire et que tous les rois et tous les princes de la Confédération germanique venaient lui rendre hommage comme à leur chef. Mais il n’en était rien et, par une ironie singulière des choses humaines, c’était celui-là même qui lui avait enlevé la couronne impériale allemande, ou du moins son successeur, qui lui conduisait solennellement et processionnellement cette longue théorie de princes et de rois. On se demande ce qu’ont pu être, au fond du cœur, les réflexions de François-Joseph en présence d’un spectacle aussi rare dans l’histoire. Il était le héros de cette fête tout allemande, après avoir été la victime de ceux qui la lui donnaient. Les générations qui se succèdent oublient, dit-on, celles qui les ont précédées, et nous constatons nous-mêmes à quel point elles sentent différemment les unes des autres, suivant qu’elles ont eu, ou qu’elles n’ont pas eu la sensation directe des grands événemens historiques. De ces événemens, l’empereur Guillaume n’a vu que les résultats, et il en profite : au contraire, l’empereur François-Joseph doit à son âge et à sa destinée de pouvoir en dire : quorum pars magna fui, j’y ai eu une