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l’ami lointain ; et, sans apprêts, sans efforts, il laisse courir sa plume, tantôt avec abondance, si le cœur lui en dit, tantôt brièvement, s’il ne se sent pas en train. Il n’y aura dans ses lettres rien de voulu ni d’artificiel. La nature seule y parlera, et ce sera délicieux.


I

L’homme intérieur que nous révèlent ces trente-cinq années de correspondance est tout à fait différent de celui que le public a connu. Si Edmond Rousse n’avait été un si bon avocat, on serait tenté de dire qu’il a manqué sa vocation, — sa vocation serait d’écrire, non de parler. Elevé dans l’aisance, en fils de famille, il apprend brusquement la ruine de ses parens, et il se cramponne au barreau comme à la seule carrière qui lui permette de gagner sa vie. Mais le cœur n’y est pas. Cette âme de poète s’évade constamment de la prose et de la poussière des dossiers pour vibrer à la vue d’un paysage ou d’un tableau, à la lecture d’un beau vers, à l’audition d’une pièce de Racine ou d’un morceau de Mozart. Il y a en lui un Alfred de Musset inédit, pénétré par momens d’une langueur et d’une tristesse sans causes définies, rêvant d’une vie supérieure à la vie réelle, portant au fond de lui-même la nostalgie d’un idéal entrevu de loin en loin, jamais réalisé. Lui aussi, comme le poète des Nuits, il a l’ironie cinglante de l’artiste en face des philistins, la nausée d’un esprit délicat aux prises avec la sottise et la vulgarité contemporaines. La situation modeste d’Edmond Rousse ne lui permet d’exercer aucune influence sur les événemens politiques. Il en subit néanmoins le contre-coup, dont sa sensibilité affinée souffre plus que d’autres. Le gouvernement de ses préférences serait certainement celui à l’ombre duquel s’est formée sa studieuse et rêveuse jeunesse, la monarchie constitutionnelle. Il la voit disparaître avec chagrin dans la surprise de février 1848 ; il raille avec amertume la stupéfaction de la garde nationale qui croyait travailler à une simple réforme et qui, sans le vouloir, sans même le savoir, vient d’accomplir une révolution. Ses griefs politiques s’aggravent de ses colères d’artiste. Aux vainqueurs de Février il reproche encore moins leur manière incohérente de gouverner que la langue déclamatoire et vide qu’emploient quelques-uns d’entre eux. A une heure si grave, au milieu de