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de ce livre doit lui prouver qu’on le lit[1] ; et, si on le lit, qui sait si on ne l’écoutera pas quelque jour ?

De toutes ces études politiques et sociales, une conclusion générale se dégage sur l’état actuel et sur le probable état futur du monde moderne. Ces vues d’ensemble, M. Faguet les a exposées dans un très bel et très suggestif article qu’il a intitulé : Qu’est-ce que sera le XXe siècle ? et que je me reprocherais de résumer. J’en détacherai seulement cette page, qui est non pas seulement d’un « moraliste politique, » mais d’un poète :


De tout cela résulte un monde triste, énergique, dur, sombre, qui se sent mal à l’aise, et qui, vaguement, se sent coupable ; un monde surtout qui va trop vite, qui passe trop rapidement d’inventions en inventions nouvelles, d’état social en nouvel état social, d’état international en état international nouveau, et qui s’use comme une machine puissante lancée imprudemment à fond de train. De là ce phénomène curieux que l’on peut appeler l’instabilité morale. Le monde actuel n’est pas immoral ; il cherche une morale, en trouve dix, et n’en choisit aucune. Il hésite et vacille sur le sable mouvant d’une conscience incertaine. Il n’a plus de base solide. Les progrès du désespoir viennent de là et semblent en raison directe du progrès matériel…

Le monde moderne est à la fois laborieux, ardent, et intimement désenchanté, comme s’il était un fakir oisif, épris du Nirvana. Il se bat éperdument, et tout en combattant, non pas en mourant, comme le héros antique, mais les jambes tendues et le bras levé, il rêve du repos perdu et du calme du cœur, dulces reminiscitur Argos. Somme toute, il est inquiet. Comme le train sans mécanicien d’un roman de Zola, il roule follement, avec un bruit de ferrailles froissées, des rumeurs de vapeur haletante, des chansons de guerre, des chansons d’amour, des cris de dispute, des discussions railleuses, des projets de conquêtes, des remarques sur les paysages, quelques mots de prière dans un coin écarté, en se demandant un peu où décidément il peut bien aller et s’il a été bien aiguillé.


Je donnerais bien des articles, et même des livres, pour avoir écrit cette page.

Et cependant, à cette philosophie politique et sociale, pour être complète et « remplir tous nos besoins, » comme disait Pascal, il manque encore quelque chose. Rappelons-nous : « J’appelle de mes vœux un grand penseur, ou plusieurs quise posent toujours en même temps le problème moral et le problème politique et s’efforcent sans cesse d’éclaircir l’un aux lumières de l’autre. » C’est M. Faguet qui parlait ainsi lui-même. Or, s’il est vrai, comme il le disait encore, que « toutes les questions politiques sont au fond une question morale, » il n’est pas moins

  1. Publié en 1907, le livre avait, en 1908, atteint le huitième mille.