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vrai que la question morale est au fond une question religieuse. C’est ce qu’Auguste Comte, M. Faguet l’a très bien montre, avait vu admirablement. Ce double problème, le problème moral et le problème religieux, M. Faguet ne l’a point encore abordé en face et directement. Même dans son livre sur l’Anticléricalisme, je crois bien l’avoir fait jadis observer ici même, il ne l’envisage que sous son aspect en quelque sorte négatif. Est-ce discrétion, réserve, crainte peut-être de blesser des convictions respectables et d’étaler un scepticisme inopportun ? Je ne sais ; mais ce qui est sûr, c’est qu’il y a là, au moins actuellement, dans l’œuvre doctrinale de M. Faguet, une importante et grave lacune. Assurément, en rapprochant certains mots, certains aveux, certaines pages dispersées, il ne serait pas impossible d’entrevoir, sur ce point, les lignes essentielles, les directions générales de la pensée de M. Faguet. On pressent, par exemple, qu’il a peu de sympathie pour le protestantisme, et qu’il en a au contraire une assez vive, quoique très libre et un peu extérieure, pour le catholicisme. « Ce qui fait que je n’aime pas les protestans, écrira-t-il, c’est en général qu’ils sont ultra-catholiques[1]. « Et tout récemment, dans un article sur le livre, singulièrement surfait, de William James sur l’Expérience religieuse : « C’est singulier comme je me découvre catholique, quand j’y réfléchis[2]. » Mais des vues éparses, des boutades peut-être, ne forment pas une doctrine cohérente et liée. Et d’une doctrine de ce genre, personne ne serait plus capable que M. Faguet, je n’en veux pour preuve que cette curieuse et éloquente page qu’il écrivait, il y a plus de dix ans, à propos de Manning :


Drames terribles des grandes âmes ! Combien en avons-nous vu en ce siècle, qui parfois nous paraît plat, et qui est aussi tragique que le xvie ou que celui que vous voudrez ! C’est Scherer, qui rompt avec le protestantisme, pour venir à la pensée libre et pour aboutir au scepticisme, ou plutôt à l’agnosticisme le plus complet, le plus intégral, que peut-être on ait

  1. Le Libéralisme, p. 332.
  2. Revue latine du 25 août 1908, p. 457. On entrevoit aussi qu’il n’a aucune espèce de foi dans la religion de la science : « M. Haeckel, écrira-t-il, a cherché une fois de plus à fonder une religion sur la science. Tout en croyant jusqu’à présent que c’est impossible, je ne demande très sincèrement pas mieux… il faut bien reconnaître que contempler la vie inspire difficilement une pensée vraiment religieuse. Non, la vie n’engendre pas précisément une religion. Hélas ! la vie n’engendre que la mélancolie. Je doute que la religion de la nature devienne jamais la religion de l’humanité. » (La Religion de la Science, Revue Bleue du 30 décembre 1897.)