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une bouteille de vin bleu. À d’autres heures, il se sent incapable de tout travail, même de toute curiosité d’esprit. Il regarde ses livres fermés sans avoir la force d’étendre la main jusqu’aux rayons où ils reposent. Il rouvre ses cahiers de jeunesse, et, au moment de prendre la plume pour continuer l’œuvre commencée autrefois, il se dit : A quoi bon ? Au lieu du mot attendu, c’est une grosse larme de découragement qui tombe sur l’encre jaunie. Il tourne alors dans son cabinet comme un ours en cage, il essaie de donner un but à sa pensée, un horizon à sa vie et il lève les bras au ciel dans un accent de désespoir. L’idée de prendre une feuille de papier qui ne lui a rien fait et d’y semer du noir sur du blanc lui paraît odieuse, La léthargie dans laquelle il tombe est si pesante qu’il n’a même plus la force de la secouer pour écrire à son ami. Dans cet état douloureux, il n’a pas la consolation que d’autres se donnent à eux-mêmes, en se considérant comme des natures exceptionnelles, comme des privilégiés du malheur. Il se rend bien compte que le mal dont il souffre est un mal vulgaire, le mal des natures incomplètes et faibles aux prises avec les nécessités, avec les amertumes de la vie. D’autres, plus forts que lui, ont lutté pour refaire leur nid brisé et reconstituer leur existence. Quant à lui, il ne peut plus, mais avec une incomparable bonne foi, il n’accuse que lui d’une faiblesse dont il porte le germe en lui-même.

Dans cette vie si morne, uniquement illuminée par le rayonnement intérieur de la plus vive imagination, la première grande joie fut le gain d’un procès plaidé à Alger en 1853. Cette fois enfin, l’avocat est franchement content de lui. Il raconte à son ami tout ce qui lui est arrivé d’heureux, la bonne volonté de tous depuis le commencement de l’affaire et le triomphe final après la dernière plaidoirie. « Mon ami, mon frère de douleurs, écrit-il avec élan à Vesseron, je suis heureux une fois ; prenez et partagez. » La confiance en lui-même, qui lui avait manqué jusque-là, venait avec le succès et lui permettait de terminer un travail commencé depuis longtemps, toujours remis et différé, une introduction aux discours et plaidoyers de Chaix d’Est-Ange, dont il était le secrétaire, et qui lui demandait cette preuve d’amitié. Chaix d’Est-Ange lui avait témoigné de la bienveillance et quelquefois procuré des cliens. Un jour, le sachant très gêné, il lui avait même fait très délicatement une avance d’argent. Edmond Rousse se considérait par conséquent comme l’obligé du maître