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Et tout autour de la grande table, il y avait des enfans, entre dix-huit mois et dix-huit ans. Combien ?… Huit, neuf peut-être ?… Ils m’ont paru très nombreux.

Nous ne connaissons plus ce luxe, chez nous. Ici, la marmaille abonde, une jolie marmaille brune, qui se bourre de confitures de pistaches et de loukoums, et répond très bien, en français, quand on l’interpelle.

Tous ces gens, réfugiés à l’hôtel Bristol, n’ont d’autre occupation que de lire les éditions successives des journaux, — il en paraît trois ou quatre par jour, — et d’échanger des réflexions plutôt pessimistes.

Ils ont vécu, pendant trente-trois ans, en pleine terreur, sous la menace perpétuelle des espions et des estafiers d’Abdul-Hamid. La servitude et la crainte ont durement marqué leurs âmes. Qui ne comprendrait cela risquerait de les mal juger, en donnant à leurs inquiétudes, à leur nervosité, à leur crédulité singulière, un nom désobligeant… Peureux ! Ils sont peureux, certes, même ceux qui, devant le péril certain, imminent, feraient bonne contenance. Ils s’affolent d’avoir abandonné leur foyer, d’être là, — pour combien de jours ? — de tout craindre, de ne rien savoir.

Chaque heure apporte une nouvelle, souvent fausse, qui circule du salon au fumoir et du vestibule au dernier étage. Chaque bruit, dans la rue, attire aux fenêtres des visages anxieux.

On sait que l’armée de Macédoine est à Tchataldja et à San-Stefano. L’avant-garde occupe les hauteurs de Kiathané, et ce soir, Constantinople sera cernée presque tout entière. Les députés, évanouis comme des fantômes depuis le 13 avril, reparaissent ; mais au lieu de reprendre leurs sièges à la Chambre, ils filent sur San-Stefano.

Les troupes qui occupent les casernes de Constantinople commencent-elles à réagir contre les excitations des hodjas et les conseils indirects venus d’Yldiz ? Plusieurs régimens ont envoyé des délégués à Tchataldja pour faire amende honorable.

Le ton des journaux change. De vieux numéros, — 14 avril, 15 avril, 16 avril, — trouvés dans le fumoir, me permettent de comparer… Dans l’émotion qui a suivi l’émeute réactionnaire, la presse n’osait défendre ouvertement les vaincus. Sauf exceptions, les articles politiques étaient des hymnes discrets à l’énergie des soldats et à la sagesse du Sultan… Le Comité Union et