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laissé cet enfoncement du rocher, dit Bernardin, tel que la nature l’avait orné. Sur ses flancs bruns et humides rayonnaient en étoiles vertes et noires de larges capillaires, et flottaient au gré des vents des touffes de scolopendre suspendues comme de longs rubans d’un vert pourpré… aux alentours des lisières de pervenches, dont les fleurs sont presque semblables à celles de la giroflée rouge, et des pimens, dont les gousses, couleur de sang, sont plus éclatantes que le corail… puis encore l’herbe de baume dont les feuilles sont en cœur, et les basilics à odeur de girofle, exhalaient les plus doux parfums. »

Nous voilà avertis. Ce sont des enfans de la Nature qu’a voulu peindre Bernardin de Saint-Pierre. Et en véritables enfans de la Nature, la vie de Paul et Virginie est toute de sentiment. C’est ici que paraît le disciple de Jean-Jacques, mais un disciple qui, je le répète, a passé l’équateur du bon sens. On a vu ce que sont les contradictions de Rousseau et comment elles témoignent en faveur de la grandeur de son génie. Rousseau se contredit, parce qu’il n’est pas un génie harmonieux et parvenu à l’unité, mais parce qu’il est d’autre part un esprit complet, et qu’à tout moment une partie de lui-même proteste contre l’autre. L’âme de Bernardin ne connaît pas ces luttes intestines ; il ne voit pas de difficultés, il ne s’adresse pas d’objection à lui-même ; il poursuit son chemin sans que rien l’avertisse qu’il s’égare, et quand enfin il est arrivé à l’absurde, il se réjouit, il se félicite de sa conquête, il entonne un chant de triomphe.

Rousseau avait écrit un jour : L’homme qui médite est un animal dépravé ! Ce n’était de sa part qu’une boutade, et une boutade qu’il a cent fois démentie, car mieux que personne, avec sa fermeté d’esprit, son bons sens naturel, sa faculté d’observer et de recevoir des leçons de l’expérience, il a montré et prouvé que le sentiment est sujet à s’égarer et qu’il a besoin d’une règle et d’un guide. Mais les Bernardin sont de ces hommes pour qui l’expérience n’existe pas, parce qu’ils voient ce qu’ils veulent voir, et que leur imagination, en quelque sorte, corrompt les faits, leur persuade de lui servir de complice et de témoigner en faveur de ses doctrines. Aussi, l’auteur de Paul et Virginie soutient-il sans scrupule, et comme vérités d’Evangile, des thèses dont l’absurdité saute aux yeux. C’est ainsi que dans sa XIIe Étude, il ne craint pas de dire : « Les femmes se gardent bien, comme la plupart des hommes, de confondre