Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/384

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’essayer. On a quelquefois loué Bossuet d’avoir tâché de donner au Grand Dauphin les vertus d’un roi, et non celles d’un prêtre ou d’un moine : de même on pourrait dire que Sénèque s’efforça de faire de Néron, non un philosophe, mais un empereur. Même sur ce terrain, il sut voir quelles étaient les limites qu’il pouvait raisonnablement espérer d’atteindre et au-delà desquelles il risquait de s’égarer. L’âme du jeune prince n’était pas une table rase sur laquelle il pût se flatter de graver ce qu’il voudrait. Il pouvait aisément, trop aisément, apercevoir déjà les indices de l’hérédité déplorable qui avait gâté d’avance cette nature déséquilibrée : « des fiers Domitius l’humeur triste et sauvage, » et « la fierté des Nérons » étaient des vices que toute Rome connaissait. Livré d’ailleurs pendant ses premières années à des gouverneurs tout à fait méprisables, un danseur et un barbier, puis enivré par les applaudissemens d’une cour qui cajolait en lui le futur maître, Néron, quand il fut remis aux mains de Sénèque, était, pour nous servir des termes de M. Waltz, « un garçon mal élevé, vaniteux, insolent, sensuel, hypocrite, paresseux, emporté. » Il fallait bien du courage pour entreprendre d’en tirer quelque chose de bon, et bien de l’adresse pour y réussir. Sénèque eut au moins le mérite de ne pas se dissimuler la difficulté. Il ne conçut pas le dessein chimérique de refondre de toutes pièces ce caractère déjà trop formé ; il essaya seulement d’en refréner les vices les plus choquans, et d’en utiliser, en les orientant dans un sens meilleur, quelques aspirations moins mauvaises que les autres.

Néron était bouffi de vanité. À vouloir le ramener à une vue plus modeste de ses imperfections, on eût perdu son temps. Sénèque ne combattit point son amour des louanges. Il se contenta de lui persuader que, de toutes les gloires, la plus sûre et la plus enviable était celle que procurent la vertu, la bonté, la douceur. Il lui parla, nous pouvons le croire comme il lui devait parler dans le traité De la Clémence qu’il lui adressa plus tard ; ou, si l’on préfère, il lui parla comme Racine fait parler Burrhus dans sa tragédie. Il fit miroiter devant ses yeux le tableau enchanteur, idyllique, d’un souverain qui est le père de ses sujets, qui ne fait que du bien, et qui, en échange, hume avec délices l’encens des acclamations joyeuses et reconnaissantes. Il chercha à le captiver en lui promettant, non pas la satisfaction du devoir accompli (Néron ne l’eût sans