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plongèrent bientôt dans un état presque impossible à décrire ; sans parens, sans amis, pour ainsi dire seul sur la terre, n’ayant point encore aimé, j’étais accablé d’une surabondance de vie. Quelquefois je rougissais subitement, et je sentais couler dans mon cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente ; quelquefois je poussais des cris involontaires, et la nuit était également troublée de mes songes et de mes veilles. Il me manquait quelque chose pour remplir le vide de mon existence. Je descendais la vallée, je m’élevais sur la montagne, appelant de toute la force de mes désirs l’idéal objet d’une flamme future ; je l’embrassais dans les vents ; je croyais l’entendre dans le frémissement du fleuve ; tout était ce fantôme imaginaire, et les astres des cieux, et le principe même de l’univers. »

René n’est pas devenu ce qu’il est, il l’était dès son enfance ; voilà ce qui le caractérise. Comme il le dit, il a apporté avec lui, en venant au monde, le germe de ses chagrins : « Dans mon enfance, dit-il, mon humeur était impétueuse, mon caractère inégal, tour à tour bruyant et joyeux, silencieux et triste, je rassemblais autour de moi mes jeunes compagnons ; puis les abandonnant tout à coup, j’allais m’asseoir à l’écart pour contempler la nue fugitive, ou entendre la pluie tomber sur le feuillage. »

René portait au milieu de ses jeux cette fatale tristesse à laquelle il était voué. Le poison qui est en lui y a été déposé par l’air même qu’il respirait dès son enfance. L’école où il a appris la vie, c’est la banqueroute de l’idéal, et avant même d’avoir vécu, il savait ce que vaut l’existence et que tout n’est que néant. Naître désabusé de tout pourrait être un sort assez paisible et même souhaitable pour une âme qui n’aspirerait à rien et que son imagination ne tourmenterait pas.

On voit dans le conte le plus terriblement fantastique qu’ait produit la littérature allemande, dans l’Isabelle d’Egypte, du célèbre Achim von Arnim, une sorcière qui, au coup de minuit, s’en va arracher de terre, au pied d’une poterne, une racine de mandragore sur laquelle est tombée la dernière larme d’un pendu. Au moment où elle enlève la racine, une tempête éclate au ciel, la foudre gronde, une rafale remplit l’air de hurlemens lugubres. La sorcière tombe le visage contre terre ; quand elle se relève, la métamorphose qu’elle se proposait s’est opérée. La racine de mandragore s’est transformée en un petit homme, ou en un enfant qui lui décline son nom ; il s’appelle le