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Pour mener à bonne fin sa délicate enquête, Naeke s’adressa tout naturellement au successeur de Brion dans la charge pastorale de Sesenheim. Cet ecclésiastique se nommait Sehwep-penlweusor : son père et son frère l’ayant précédé dans le même ministère et dans la même paroisse, il semble que la chronique locale ne devait pas avoir pour lui de secrets[1]. Interrogé par le professeur de Bonn, il se porta garant de l’innocence de Gœthe, mais non pas de la vertu de Frédérique, ainsi que nous allons le dire, et il offrit même à son hôte un aperçu tout nouveau quant à la conclusion de l’idylle fameuse. Il croyait pouvoir affirmer qu’en 1771 Gœthe avait promis de revenir à Sesenheim pour épouser Frédérique aussitôt que sa situation sociale et son indépendance seraient assurées pour l’avenir. Sa visite de 1779, dont les paroissiens du pasteur avaient gardé le souvenir, n’aurait donc eu d’autre objet que l’accomplissement de cette solennelle promesse. Par malheur, il serait survenu durant son absence un événement qu’il dissimula par délicatesse dans ses Mémoires, s’y donnant tous les torts d’un abandon gratuit et se chargeant fort généreusement d’une faute qui ne fut point la sienne en réalité. Voici en effet ce qui s’était passé à Sesenheim entre 1771 et 1779. Le village avait alors pour prêtre catholique un certain abbé Reimbold, homme agréable et insinuant, disciple de Rousseau d’ailleurs et admirateur de son Vicaire savoyard, en attendant qu’il devînt l’adhérent passionné de la Révolution à ses débuts. Or les deux presbytères se touchaient : Frédérique aurait été la victime de ce voisin parjure à son vœu sacerdotal.

Nous savons déjà par la lettre de Gœthe à Mme de Stein que cette seconde version est tout aussi peu soutenable que la première. Aussi Naeke, beaucoup mieux renseigné sur la vie du poète que son interlocuteur villageois, se garda-t-il bien d’ajouter foi à ces commérages. « Je ne voulus pas ébranler dans sa conviction l’honnête pasteur, écrit-il à ce propos, quoique personnellement assuré que les événemens réels avaient eu un

  1. Remarquons en passant que le petit presbytère délabré de Sesenheim semblait préparer des aventures exceptionnelles aux filles de ses habitans successifs. Celle du premier des Schweppenhæuser qui occupa cette demeure épousa un noble polonais, le comte Hauke, puis maria plus tard sa fille par une union morganatique au prince Alexandre de Hesse. Ce dernier ménage est devenu la souche des princes de Hattenberg dont on connaît la surprenante fortune. En sorte que le rustique pasteur alsacien a la reine actuelle d’Espagne pour descendante directe à la cinquième génération.