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qu’on recevrait infailliblement, pourvu qu’on ouvre les yeux et qu’on s’abstienne de réflexion. En fait, nous ne pouvons pas nous abstenir de réflexion ; la réflexion est aujourd’hui incorporée à nos yeux mêmes ; elle entre en exercice dès qu’ils s’ouvrent. De sorte que, pour retrouver l’immédiat, il nous faut un effort et un travail. Comment conduire cet effort ? En quoi va consister ce travail ? A quel signe pourra-t-on reconnaître que le résultat est obtenu ? Autant de questions à résoudre. M. Bergson en parle surtout à propos des réalités de la conscience ou, plus généralement, de la vie. Et c’est là en effet que les conséquences importent le plus, ont la plus grave portée. Aussi aurons-nous à y revenir avec détail. Mais, pour la commodité de l’exposition, je choisirai ici un autre exemple : celui de la matière inerte, de la perception qui est à la base de la physique. Ce cas est celui où l’écart demeure le moindre, si réel soit-il, entre la perception commune et la perception pure. Il paraît donc le mieux approprié à l’esquisse que je voudrais tracer d’un travail fort complexe dont je ne puis songer évidemment qu’à indiquer les grandes lignes et la direction d’ensemble.

Nous croyons volontiers qu’en promenant nos regards sur les objets qui nous entourent, nous entrons sans résistance en eux et les appréhendons tout d’un coup selon leur nature intrinsèque. Perception ne serait ainsi que simple enregistrement passif. Or rien n’est plus faux, si du moins on entend parler de la perception qui s’exerce sans critique profonde au cours de la vie journalière. Ce que l’on prend alors pour donnée pure est au contraire le terme ultime d’une série très compliquée d’opérations mentales. Et dans ce terme il entre autant de nous que des choses.

Toute perception concrète, en effet, se présente à l’analyse comme un indissoluble mélange de construit et de donné, où le donné ne se révèle qu’à travers le construit et coloré de sa teinte. Nous savons tous, par expérience, combien l’ignorant est incapable de traduire la simple apparence du moindre fait sans y incorporer une foule d’interprétations adventices. Nous savons moins, — mais il est aussi vrai, — que le plus averti et le plus habile ne procède pas d’une autre manière : il interprète mieux, mais il interprète. C’est pourquoi il est si difficile de bien observer : on voit ou on ne voit point, on remarque tel ou