Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 14.djvu/64

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

me défendre de reproduire ici tout entière, tant elle lui fait honneur :

Coppet, ce 23 thermidor. Canton Léman.

Avez-vous lu le récit de Ramel sur son séjour à Cayenne[1] mon cher Garat. Je l’ai trouvé ici et, cherchant à qui ma profonde émotion pouvait s’adresser en France, j’ai pensé que votre imagination sensible aurait reçu la même impression que moi. L’irréparable passé ne peut obtenir que des regrets, mais est-il possible de supporter l’idée qu’il reste à la Guyane deux malheureux, Lafond-Ladébat et Barbé-Marbois, qui continuent à souffrir ce que vous raconte cet affreux récit. Ainsi l’on punit l’obéissance ! Ceux qui se sont soumis à la déportation sont sur les plages brûlantes et ceux qui se sont dérobés à la loi du 19 fructidor en sont récompensés par Oléron[2]. Pourquoi cette inégalité ? Pourquoi traiter plus mal Marbois et Ladébat que Camille Jordan et Siméon ? Aucun d’eux, certainement, aucun homme ne mérite l’incroyable supplice d’un séjour inhabitable. Mais Marbois et Ladébat sont encore plus dignes d’intérêt, puisqu’ils se sont résignés avec une rare modération à la peine qui leur était imposée. Quel motif pour une telle injustice, pour une si grande inhumanité ? Faut-il ajouter à la férocité des mesures révolutionnaires le caprice des rois et. parmi tant d’hommes, frappés si cruellement, laisser encore le hasard accabler deux victimes qui mériteraient au contraire un intérêt particulier par leur constance et leur soumission ? Il dépend des Directeurs de permettre à Marbois et à Ladébat de revenir à Oléron. Obtenez d’eux cette justice au milieu de cette chaleur brûlante. Ne pensez-vous pas avec amertume à ce que doivent souffrir ces malheureux avec des insectes de tout genre et sur la Ligne. Mériterions-nous jamais aucune pitié si cette image ne nous poursuivait ? À la fin de votre bel ouvrage[3] vous demandiez qu’on vous transportât sous un beau ciel où vous puissiez penser et sentir. Donnez donc à ces malheureux un air qu’ils puissent respirer, un air qui ne porte pas la mort avec lui. On s’inquiète de Billaud de Varennes (sic). On veut le rappeler parmi nous, et ces deux hommes à qui on ne peut reprocher que les opinions politiques qu’on leur suppose, ces hommes ne trouvent point de défenseurs. Quel effet voulez-vous que produise notre République au dehors quand on lit cet ouvrage de Ramel où les faits racontés ont un si grand caractère d’évidence. Il faut être Français, il faut ne pas pouvoir rejeter sa part d’alliance avec son pays pour chercher des excuses et des explications au silence que les Conseils gardent sur de telles atrocités. Je vous en prie, mon cher Garat, donnez-vous cette bonne

  1. Ramel, qui était commandant de la garde des deux Conseils de la République Française au moment du 18 fructidor, s’était échappe de la Guyane où il avait été déporté. Il avait publié à Hambourg un Journal de son séjour à Cayenne qui avait fait grand bruit.
  2. Un certain nombre des déportés de Fructidor étaient encore à cette date cantonnés dans l’île d’Oléron.
  3. Garat a publié un assez grand nombre d’ouvrages. Le dernier en date avant cette lettre a pour titre : Mémoires sur la Révolution.