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Montalembert et dans sa position peut-il avoir de la protection de Mme la Comtesse Apponyi ? » — C’est ce que vous vous direz peut-être à vous-même. Mais moi, je répondrai que rien ne m’est plus doux et plus nécessaire que de rencontrer une bienveillance affectueuse comme la vôtre. Vous, chère Comtesse, qui n’avez pas vécu au sein des luttes et des orages de toute nature comme moi, vous ne pouvez pas éprouver cette soif qui me dévore, mais vous devez la comprendre. J’ai été beaucoup attaqué et beaucoup loué dans ma vie, beaucoup trop même, mais je trouve que je n’ai pas été assez aimé... J’ai eu de très grande » et de très légitimes ambitions : elles ont toutes été déçues. Il ne m’en reste qu’une seule : celle d’être cher a quelques âmes d’élite, tendres et fières, qui sympathiseront avec moi pendant le peu d’années qui me restent à vivre, et qui, après ma mort, prieront le bon Dieu pour ma pauvre âme. Voulez-vous être de ce nombre, chère Comtesse ? Vous ne risquez pas d’avoir beaucoup de rivales. Peut-être me trouverez-vous bien hardi et trop intime ? Rappelez-vous en songeant à mes cheveux, non pas gris, mais blancs. Songez aussi à ce qu’il y a d’étrange dans notre rapprochement actuel, après tant d’obstacles. N’est-il pas singulier que j’aie passé toute une journée avec vous, jeune et belle à 18 ans, sans vous remarquer ; que depuis, nous nous soyons retrouvés deux fois chez la Princesse Galliera sans nous aborder ; puis que tout à coup, grâce à votre exquise sollicitude pour mon voyage, j’aie senti la glace se fondre, et que, ouvrant les yeux, j’aie vu comme au fond de votre cœur tout un trésor de sympathique bonté qui m’attendait ? Je vois d’ailleurs que vous plaisez atout le monde, même au Prince Esterhazy, qui m’a parlé de vous avec enthousiasme. Je ne veux pas protester contre cette admiration générale, mais j’aspire à quelque chose de moins banal.

Un de ces journaux polonais et belges qui ont bavardé à tort et à travers sur mon voyage, prétendait que j’étais allé vous voir parce que vous étiez ma belle-sœur. Plût au ciel qu’il eût dit vrai, car alors j’aurais presque certitude et le droit de vous revoir souvent ! Il est sûr que j’éprouve comme s’il y avait une sorte de parenté entre nous. N’étant pas tout à fait assez vieux pour être votre père, je pourrais au moins être votre oncle, car j’ai vu que vous aimiez beaucoup vos oncles : or il faut absolument que vous m’aimiez un peu. Ce qui m’attriste, c’est la pensée, non seulement de l’énorme distance qui nous sépare, mais des chances si rares